Bergstamm dans Nectar

Bergstamm dans Nectar sur Espace 2! Merci à Christian Ciocca pour son invitation et à Nicole Duparc pour sa conduite de l’émission!

Le podcast sur le site de la RTS se trouve ici.

La photo est de Gabi Luzzi!

Jacques Chessex : Le plus haut que je me reporte, je me trouve en train de scruter la mort, son mystère, son gouffre, son rayonnement, et il me semble qu’aucun de mes livres n’est jamais né hors de cette méditation. Au début, comme tout jeune écrivain, comme tout adolescent, il s’est agi de scruter ma mort. Et puis, à l’occasion de la mort d’un être très cher, le phénomène s’est métamorphosé et il s’est agi alors de la mort de l’autre. 

Nicole Duparc : On laisse la résonance de la voix de Jacques Chessex, on l’aura reconnu bien sûr, à l’occasion des 10 ans de sa mort, la mort du seul Suisse, je vous le rappelle quand même, à avoir reçu le Prix Goncourt, c’était en 73 pour son roman L’Ogre, les éditions Grasset publient un certain nombre de nouvelles inédites sous le titre Passage de l’ombre, mais c’est un roman, Christian Ciocca, un roman autour de Chessex qui va nous occuper, un roman que vous publiez Pierre Fankhauser, bonjour à vous ! Juste une question : la parution de ce roman, donc Bergstamm, c’est une sorte de hasard par rapport à cette commémoration ? 

Pierre Fankhauser : Oui, alors c’est complètement un hasard, vous me l’apprenez, je savais pas… Non, bien sûr, c’est pensé pour, c’est même une des choses qui m’a poussé à aller au bout du projet, à finir ça. En début d’année, j’ai su qu’il y avait des commémorations qui auraient lieu en octobre et je me suis dit : ben voilà, ça fait 11 ans que tu travailles sur ce roman, c’est l’occasion de le terminer. 

Nicole Duparc : D’accord, 11 ans de travail sur ce roman, donc ça veut dire que vous l’avez entrepris juste à la mort de l’auteur. 

Pierre Fankhauser : Alors, je l’ai entrepris avant, c’est-à-dire que je travaillais à Buenos Aires, enfin, je vivais à Buenos Aires à l’époque et, dans le café où j’étais, j’ai vu entrer chez Chessex et ça m’a fait bizarre, j’ai eu le cœur qui s’est mis à battre… 

Nicole Duparc : Oh là là… 

Pierre Fankhauser : C’était une grande impression. Et puis je me suis rapidement rendu compte que, bien sûr, c’était pas lui, c’était quelqu’un qui lui ressemblait vaguement. Alors, je me suis dit : écoute mon vieux– en me parlant à moi, mon vieux – si Chessex te fait encore cette impression-là tant d’années après – après quoi, on verra –, ben c’est peut-être l’occasion de te mettre à écrire sur lui. 

Nicole Duparc : Alors l’occasion de vous mettre à écrire. Christian Ciocca, vous me l’avez soufflé à l’oreille, roman à clé, mais encore roman de circonstance, mais pas seulement, roman miroir plus ou moins transparent. Alors c’est quoi, Bergstamm ? 

Christian Ciocca : Bergstamm met en scène, Nicole, un parcours labyrinthique – et les labyrinthes sont faits pour qu’on s’y perde et qu’on s’y retrouve – entre générations, entre deux parties entremêlées, trois écrivains, dont un célèbre surnommé simplement Dieu, on vient de l’entendre, et d’ailleurs quand vous vous êtes mis à l’écoute de la voix de Chessex, Pierre Fankhauser, vous avez croisé les mains comme en prière. J’ai été très étonné par ce geste. C’est sans doute pour mieux percer le mystère de la littérature et de ses légendes, on va voir ça, et puis ce Chessex, vous ne le nommez jamais dans votre roman, il est bien l’avatar de Dieu surnommé le Maître et je me suis demandé comment revenir à cet écrivain naguère omniprésent, omnipotent en Suisse romande, aussi fascinant que repoussant. 

Pierre Fankhauser : Alors, écoutez, c’est vrai que quand il était là, il occupait beaucoup de place. Je pense que c’était quelqu’un qui n’était pas très sûr de lui au fond. Pour être sûr de lui, il fallait vraiment qu’il occupe toute la place, qu’il soit sûr que les autres n’occupent pas de place du tout non plus, donc ce n’était pas important que lui seulement ait sa place, il fallait aussi que les autres autour de lui ne lui fassent pas d’ombre. Je crois que c’était une sorte de tonneau des Danaïdes, c’est-à-dire qu’il a eu le prix Goncourt, c’est un des plus grands prix qu’on pouvait avoir, il espérait le Nobel, bon, il l’a pas eu, et je pense que c’était quelque chose qui était difficile à vivre pour lui parce qu’il pensait que, je sais pas, je suis pas lui, mais j’imagine qu’il pouvait penser que la reconnaissance, c’est quelque chose qui pourrait l’apaiser, qui pourrait lui faire du bien, qui pourrait le rendre heureux et, vraisemblablement, même avec toute la reconnaissance qu’il a eue, le prix Goncourt et de nombreux autres prix, on va pas faire la liste, c’était quelque chose qui restait une sorte de plaie ouverte pour lui. Et ce besoin de reconnaissance que moi je peux éprouver aussi, on en parlera tout à l’heure, je pense que s’il n’y avait pas ça on ferait peut être pas d’art, on n’écrirait pas, je pense qu’il y a ça qui est là derrière, eh bien, je me suis dit que Chessex était un bon objet, objet dans le sens : en me penchant sur lui, en regardant ce qu’il me faisait ce qu’il venait chercher en moi, je pouvais mieux comprendre comment se construisait ce besoin de reconnaissance en moi et pourquoi, en fait, ça me pourrissait la vie de manière assez assez formidable. 

Christian Ciocca : Donc, l’envie aussi de se débarrasser de cette figure. Figurez-vous, Pierre Fankhauser, que je suis en train de lire un très beau livre de Gérard Macé Et je vous offre le néant qui relit Sade, et je trouve à la page 11 exactement le passage qui vous convient. « De même que la frontière est de plus en plus souvent abolie entre le public et le privé », vous venez d’en parler, « la distinction s’efface entre l’être social et la personnalité de l’artiste qui se dépasse et se surprend lui-même dans ses créations. Ainsi se met en place un redoutable cercle vicieux : des œuvres sont condamnées à cause de la personnalité de l’auteur, des auteurs deviennent suspects à cause de leurs œuvres. Le jugement est moral, au lieu d’être esthétique et sans appel. » Il me semble que ça colle parfaitement à Chessex qu’on lit beaucoup moins maintenant. Et puis ce jugement moral qu’on a posé sur le personnage nous évite peut-être la lecture en profondeur de ses œuvres. Vous êtes d’accord avec ça ?

Pierre Fankhauser : Alors, moi, c’est ce que j’essaye de faire à travers ce livre, donc, là aussi, pour le terminer, j’ai tout lu, relu Chessex, vraiment pour me plonger dans son écriture, et puis j’avais envie de sortir un peu de cette dichotomie : on a d’un côté un personnage formidable, grand écrivain, grande figure dont plusieurs personnes se reconnaissent, il a tout un fan club, et de l’autre côté un personnage haïssable, plein de défauts qu’on peut lui trouver, je veux pas noircir le trait non plus, mais il y avait vraiment beaucoup de choses qui circulaient à son sujet, et je me suis dit : en fait, quelque part, eh bien Chessex, voilà, il était humain, il avait de bons côtés et de mauvais côtés, il avait comme, comme vous et moi, de l’ombre et de la lumière, et une métaphore que j’aime bien par rapport à ça, c’est Franck Lopvet qui parlait de ça, il parlait de deux bulles de savon. En fait, quand deux bulles de savon se rassemblent, il y a une paroi verticale qui se construit entre elles, si vous voyez deux bulles de savon qui se collent, et justement cette idée que, en fait, cette paroi verticale qui est entre les deux bulles de savon, c’est ce que je peux voir de l’autre. Je ne peux voir de l’autre que ce que je suis : si je vois l’intelligence de Chessex, c’est parce que je suis intelligent, si je vois sa sensibilité, c’est parce que je suis sensible, si je vois son côté manipulateur, c’est parce que je suis manipulateur, si je vois son côté pervers, c’est que je suis pervers. Donc c’était vraiment cette question de me dire : on a de la peine à regarder en soi, on a de la peine à regarder son ombre en particulier, donc je me suis dit : je vais regarder en moi quelque part, mais à travers Chessex, c’est-à-dire en ne disant pas « ouh, il est méchant, il est horrible, il était, etc. », mais en me disant : en fait, qu’est-ce que ce personnage me permet de voir de mes lumières et mes ombres. 

Christian Ciocca : Tout à fait. Et, d’ailleurs, cette mise en scène, eh bien vous y procédez par votre personnage, Walter Bergstamm, qui donne d’ailleurs le titre au roman, qui va lui aussi devenir écrivain célèbre suite à sa fascination pour le Maître, à moins qu’il n’en soit que l’hypostase, un petit peu comme Jésus n’est que l’hypostase de son divin paternel. Et puis, en triangulation, Bergstamm fascine à son tour, après ses succès littéraires, un jeune de la génération suivante, Marc Barrault, votre possible double, enfin, tout ça est discutable, qui retrouve Bergstamm lors d’une de ses rencontres littéraires aux Diablerets, pour son livre Sous le regard de Dieu, sans oublier un autre personnage Werner Cornélius Bachmann, enseignant, tiens tiens, lui aussi au gymnase de la Cité à Lausanne où les scènes principales se déroulent. Alors bien sûr je me suis demandé comment vous était venue cette construction fictionnelle en labyrinthe ou en bulles de savon. 

Pierre Fankhauser : Alors cette construction, forcément, elle a pris du temps pour arriver sur ces 11 ans de travail. D’abord, j’ai cru que j’allais écrire un roman très simple, une simple histoire parce qu’autant mon roman précédent, Sirius, est un roman très compliqué au niveau de la structure, j’ai vraiment fait quelque chose inspiré du Nouveau Roman avec des éléments… À côté de ça, la structure, même peut-être complexe de Bergstamm, c’est un peu la Bibliothèque rose…

Christian Ciocca : Mais, enfin, la Bibliothèque rose, permettez-moi, mais il y a des passages qu’on mettra pas entre toutes les mains quand même…

Pierre Fankhauser : Non, je parlais de la structure non, parce que c’est ressorti dans plusieurs dialogues avec des journalistes, pour moi, ce qui était important, c’était justement de m’interroger sur cette frontière entre réalité et fiction. Parce que par exemple, il y a Bergstamm, Bergstamm jeune, au gymnase, c’est un alter ego, c’est moi. Et puis après, Bergstamm plus vieux qui, lui, écrit, qui écrit sous le nom de Werner Cornélius Bachmann, comme Jacques Chessex, Jean Calmet, etc., il s’amusait aussi avec les initiales. Donc là j’ai repris ça, là, c’est des parties que j’ai prises pratiquement, je me suis inspiré de textes Chessex que j’ai copié-collé, après que j’ai retravaillés, j’ai été dans la matière du texte. Et là c’était plus une période aussi qui pourrait correspondre chez moi à une sorte d’angoisse justement de la volonté de reconnaissance, volonté de me faire une place, etc. Et puis après, Marc Barrault, ça c’est plus une version justement plus apaisée. Marc Barrault, c’était l’un des personnage de L’Ogre – Barrault écrit un peu autrement –, que je reprends et là, pour moi, cette idée c’était d’arriver à quelque chose, un rapport à la littérature et à la volonté de reconnaissance plus apaisé, quelque chose de plus de plus simple, de plus naturel, un petit peu ce que j’essaye de faire maintenant en parlant avec vous. 

Christian Ciocca : Oui, alors, effectivement, ça c’est peut-être l’enjeu de votre génération qui se doit de se faire une place dans le monde littéraire qu’il soit romand ou francophone, élargissons un peu les frontières, comme Chessex a essayé de le faire avec le Goncourt, mais, cette place, elle paraît plus décomplexée ou elle procède par d’autres tactiques. N’empêche que vous devez quand même faire votre promotion et que vous devez défendre vos écrits, Pierre Fankhauser. Chessex, lui, il s’est posé en figure, et puis il a exclu tout le reste.

Pierre Fankhauser : Alors c’est vrai que bon maintenant ça, ça change un petit peu, déjà par rapport aux réseaux sociaux, on en parlait tout à l’heure par rapport aussi aux évolutions de ce qui va se passer sur votre chaîne, ici. Les émissions littéraires en direct comme celle-là, on en vit une des dernières, donc c’est vrai que ça fait une sorte de désert qui s’installe petit à petit, moi ça me fait vraiment bizarre d’apprendre ça. 

Christian Ciocca : Profitez-en. 

Pierre Fankhauser : Oui, justement, je me suis d’autant plus content d’avoir la chance de parler à ce micro-là. Je vous remercie d’autant plus pour cette invitation. La promotion, ça fait partie de l’ADN de l’artiste. L’artiste, il faut qu’il soit visible. Si l’artiste n’est pas visible, il faut qu’il fasse un autre métier. Je pense que ça fait partie de ça. 

Christian Ciocca : Un monstre, celui qu’on doit montrer… 

Pierre Fankhauser : J’avais pas pensé à cette relation-là… Après, moi ça me posait un problème personnel parce que, quand j’étais à Buenos Aires, j’ai beaucoup appris sur les questions de bouddhisme, j’allais dans un temple bouddhiste japonais, j’ai appris que, effectivement, ce qui est douloureux, c’est l’ego : plus c’est moi, plus c’est mien, plus il y a de la douleur. Et après, je me disais : mais comment est-ce que je vais concilier ce travail artistique où l’ego est très important, je me mets en avant, je me montre, je pars du principe que ce que je raconte est intéressant, que les lecteurs vont peut-être être intéressés, il faut un ego fort pour avoir un travail artistique, et, après, je me suis dit : comment est-ce que je concilie ça ? Je sais que ça me fait du mal, je sais que cette mise en valeur de l’ego, c’est quelque chose, eh ben, typiquement, les quelques nuits où j’ai mal dormi cette semaine pour préparer l’émission, pour laisser dire des choses un petit peu intelligentes, je me suis dit : je me torture un petit peu avec ça. Alors, après, eh bien, je me dis : en bien, comment est-ce qu’on peut relier ces choses-là, de manière simple. Les moines zen disent aussi ces choses-là : quel est le chemin vers l’illumination ? C’est celui que tu suis déjà. C’est tout simplement ça. Donc, il se trouve que dans cette vie-ci, vu que moi je pense qu’il y en a plusieurs et qu’il y en aura encore plusieurs, dans cette vie-ci, j’étais attiré par l’écriture, j’ai eu envie d’écrire, j’ai eu envie de développer ce travail d’écriture, et qu’après, je me dis : eh bien voilà, c’est peut-être à travers ça que j’ai des choses à découvrir pour peut-être vivre de manière plus calme, moins dépendant du regard des autres et moins dépendant de ce besoin de reconnaissance et, à travers ça, ce livre, en explorant ces thématiques, ça m’a vraiment permis de mieux comprendre comment ça fonctionnait et, même si je suis toujours, je suis comme Chessex, moi je suis un grand inquiet aussi, on se refait pas, mais je pense que ça a quelque chose qui a permis d’apaiser un peu mes inquiétudes par rapport à ça. 

Nicole Duparc : «Penché en avant sur le canapé pour dissimuler tant bien que mal son érection manifeste, Walter Bergstamm lisait ses poèmes en laissant résonner l’espace entre les mots, entre les vers. Dieu voulait du spectacle, eh bien, il allait en avoir. Celle que le vieil auteur était en train de draguer avec ses dédicaces à deux balles allait faire un tabac, ça c’est sûr, tout le monde allait la manger des yeux, du genre à rester dans les annales du Grenier, mais pas exactement comme le Maître l’avait prévu. Caudélia danserait formidablement, mais pas pour lui : elle allait danser sur les mots choisis de Walter Bergstamm, un nom à retenir ! Tout le gratin culturel du canton se lèverait pour applaudir à deux mains ce petit couple prometteur, ces représentants éclatants de la relève artistique. »

Christian Ciocca : Nicole vient de lire un passage significatif de votre roman Bergstamm, Pierre Fankhauser, alors là il faut une petite explication. Le Maître, Dieu, Chessex pour ne pas le nommer, avait imaginé, mais ça c’est dans votre construction fictionnelle romanesque, avait imaginé, effectivement, une petite rencontre culturelle appelée le Grenier, tiens comme les frères Goncourt à la fin du XIXe siècle qui avaient eux aussi appelé leur sous-pente le Grenier, c’est dans le roman évidemment, vous me l’avez appris Pierre Fankhauser, et là ce jeune Walter Bergstamm lutine une de ses camarades, Caudélia, qui va prendre une très grande place dans le roman et qui va finir, nous ne dirons pas exactement comment, mais qui va finir plutôt mal, et j’ai trouvé que cette mise en abîme, se représenter lire des poèmes, danser, Caudélia est danseuse, très belle danseuse d’ailleurs, eh bien tout cela nous représentait ce que c’est que la monstruosité : il faut se mettre en avant. C’est exactement ce qu’on fait dans le Grenier imaginé par Dieu. 

Pierre Fankhauser : Absolument, alors je me permets de vous détromper : toute cette partie n’est absolument pas fictionnelle. Donc, le Grenier, ça a existé, cette rencontre a existé, cette personne a existé, donc toute cette partie… 

Christian Ciocca : Oui, mais vous l’avez écrite… 

Pierre Fankhauser : Non, effectivement, je l’ai écrite, mais justement, je pense que c’est intéressant de voir que, effectivement, thématiquement, je ne l’ai pas choisie pour rien, on est d’accord, ça entre tout à fait dans ce que vous avez évoqué par rapport à la construction romanesque, mais ce qui était important pour moi, c’était de partir justement de cette expérience qui était assez forte, pour ne pas dire traumatique pour moi, justement, parce que c’était c’était Chessex qui avait parmi ses élèves la jeune fille qui s’appelle Caudélia dans le livre et qui me l’avait lui-même présentée. Je lui avais montré mes poèmes et il m’avait dit : oui, est-ce que ça vous dirait de participer au Grenier, de danser, etc. J’avais lu mes poèmes, on avait répété ensemble, on était effectivement tombé amoureux. Puis c’est après, entre les lignes, que j’avais compris qu’en fait, ils avaient eu une histoire entre eux, avant et puis peut-être après, je sais pas exactement, mais c’était quelque chose qui m’avait… C’est un peu problématique, parce que je voulais montrer mes poèmes à Chessex pour savoir si ça valait quelque chose, si je pouvais éventuellement être publié à Paris, peut-être la semaine prochaine ou dans un mois, enfin je pensais que ça irait très très vite, et puis tout d’un coup je m’étais rendu compte que je lui avais piqué sa muse et puis que les relations allaient se compliquer très sérieusement. 

Christian Ciocca : C’est ce qui s’est passé d’ailleurs… 

Pierre Fankhauser : Il ne s’est jamais rien passé, on en est jamais venus aux mains, enfin, je veux dire, c’était très particulier. C’était plus par regard, des choses comme ça, enfin comme il pouvait être lui… 

Christian Ciocca : Bleu métallique. 

Pierre Fankhauser : Oui, absolument. Des propriétés très particulières à ce regard qui peut lancer des éclairs, un regard très puissant. Et moi, c’est à partir de cette donnée autobiographique, toute cette partie-là que j’avais besoin de retraverser, que j’ai fait ce retravail justement autour de ce que le vécu peut devenir dans une transformation fictionnelle. C’est pour ça qu’après il y a ce deuxième niveau avec Walter Bergstamm qui vieillit et devient écrivain, qui réécrit cette histoire sous le nom de Werner Cornélius Bachmann et qui va transformer les choses comme Chessex le faisait aussi… 

Christian Ciocca : Caudélia devient Geneviève. 

Pierre Fankhauser : Tout à fait. Il y a une évolution une évolution qui se passe, des histoires qui se retravaillent et Geneviève, en fait, c’était le nom d’un personnage du Pasteur Burg, et c’est aussi la Thérèse de L’Ogre, parce que ça c’est aussi des passages de L’Ogre que j’ai repris, que j’ai transformés… 

Christian Ciocca : L’Ogre, prix Goncourt 1973. Tout à fait. Alors, moi, je reviens à l’écriture à proprement parler, parce que les scènes érotiques dont vous n’êtes pas avare, heureusement pour le lecteur, tout cet émerveillement de la découverte du corps de la femme, vous venez d’ailleurs de l’esquisser en autobiographie si j’ai bien compris, Pierre Fankhauser, tout ça vous a pris du temps, vous l’avez dit, 11 ans de travail sur ce roman, mais a dû vous procurer un immense plaisir. 

Pierre Fankhauser : Alors oui, c’était avec mon éditeur, il disait qu’il y a une manière simple de voir si une scène érotique fonctionnait, si ça procure quelque chose si ça fait… 

Christian Ciocca : S’il y a un bonus… 

Pierre Fankhauser : S’il y a des sentiments physiques, si tout d’un coup, je ne sais pas, j’ai une érection en lisant un texte, je me dis : ah ben tiens ça marche, c’est une scène érotique qui fonctionne. Alors, après, des scènes érotiques dans ce roman, il y en a de plusieurs sortes. Il y en a qui sont vraiment très nettement parodiques où là je suis vraiment dans l’ironie dans le deuxième, troisième, cinquième, xième degré… 

Christian Ciocca : Avec beaucoup d’adjectifs un peu boursouflés… 

Pierre Fankhauser : Tout à fait. C’était la correctrice du roman, Emmanuelle Narjoux, qui disait à moment donné : écoute là, je t’ai flingué un petit angelot, là parce qu’il y en avait un peu trop, elle m’avait enlevé un adjectif…

Christian Ciocca : Il y a beaucoup d’adjectifs… 

Nicole Duparc : Il y a trop d’angelots… 

Christian Ciocca : Très potelés… 

Pierre Fankhauser : C’était très très baroque, c’était aussi Geneviève Bridel sur La Première qui trouvait que je n’allais pas avec le dos de la cuillère, que j’en avais fait un petit peu trop. Alors c’est peut-être effectivement une manière aussi de prendre la place. C’est un peu ce que je t’appelle aussi à moment donné le courage des timides, c’est-à-dire on se lance, on y va, on prend la place, ce que Chessex faisait aussi, donc là je me retrouve exactement dans le même genre de dynamique qui l’animait lui. 

Christian Ciocca : Alors j’aimerais aussi lancer un petit appel à nos auditeurs et auditrices : que celui qui n’a jamais été adolescent affolé par le corps d’une camarade ou d’un camarade nous lance le premier texte, parce qu’effectivement c’est aussi la partie de plaisir du livre, c’est ce plaisir que vous partagez avec votre lecteur, Pierre Fankhauser, c’est touchant parce qu’on y croise toutes les pistes de ce gymnase de la Cité, de ces gymnasiens, gymnasiennes qui se croisent, qui couchent les uns avec les autres, enfin qui sont là en train de devenir vivants. C’est aussi un roman d’apprentissage puisque ce sont de jeunes gens, un roman qui nous apprend à vivre, avec l’ensemble des paradoxes, entre parodie et pastiche. 

Pierre Fankhauser : Alors je dirais que trop d’ironie tue l’ironie. Pour moi c’était important justement de ne pas être tout le temps dans le deuxième degré, tout le temps dans la moquerie, tout le temps dans le pastiche, c’est pour ça que j’ai fonctionné sur un fil où on était vraiment, c’était important de garder l’équilibre entre une certaine moquerie, une certaine ironie parfois, et quelquefois revenir à des moments plus sérieux, un peu plus un peu plus terre à terre. 

Christian Ciocca : Plus personnels, voulez-vous dire ? 

Pierre Fankhauser : Oui. Et puis, comment dire, ça va aussi vers le fait de se montrer et de se dire et d’aller, peut-être, on pourrait dire que le livre permet d’arriver à ce qu’on est en train de faire maintenant vous et moi, c’est-à-dire avoir cette discussion simple où on se parle sans écran de la fiction, je vous dis ce que j’ai essayé de faire, vous me posez des questions là-dessus, pour avoir cet échange et, quelque part, arriver à être soi. Et ça je pense que c’est une des choses que j’ai essayé de faire avec ce livre, c’est d’arriver à comprendre comment, à travers l’écriture, on peut trouver le chemin de soi-même qui est différent pour chacun. J’ai travaillé avec une personne et je lui disais : mais j’ai pas envie que ça soit un règlement de comptes, ce roman, j’ai pas envie que ça devienne ça, et elle me dit : écoute, si le règlement de comptes se fait avant le roman, quelque part, il n’y a plus de roman. Donc, fais le roman comme tu le sens, va jusqu’au bout de ce que tu as à faire, et si ça règle des choses pour toi, ça va peut-être régler des choses pour d’autres personnes. T’en sais rien, donc fais comme tu la sens. 

Christian Ciocca : Oui. Il y a des moments, assez rares c’est vrai dans le roman, où vous vous érigez en procureur tout de même. Ce petit passage, Pierre Fankhauser : « Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à ramper devant cet homme qui n’était en définitive rien d’autre qu’un écrivain, c’est-à-dire un être égocentrique et limité ? Un être incapable de donner à ses lecteurs la possibilité d’accéder à un sentiment durable de plénitude, incapable de s’éclipser pour de bon devant ce qu’il écrivait, toujours là, en plein milieu, bornant par sa simple présence l’universalité qu’il invoquait. »  Ça, c’est un passage très fort. Alors il y a quand même un règlement de comptes. 

Pierre Fankhauser : Alors, tout à fait, mais ça je pense que comment dire… 

Christian Ciocca : Parodique… 

Pierre Fankhauser : Une image qui me vient à l’esprit, c’est toujours : quand tu montres quelqu’un de l’index, n’oublie pas qu’il a toujours trois doigts qui pointent vers toi. Si vous mettez l’index devant, il y a trois doigts qui reviennent, donc là, quelque part, ce que je dis, ce que je dis à Chessex ou aux personnages ou aux écrivains qui se prennent pour des écrivains, qui jouent à l’écrivain, je me le dis à moi, hein, parce que moi aussi j’ai cette tendance à penser que je suis en train de dire des choses très sérieuses, là on a cette discussion, ce que je dis, c’est très important, on parle de la littérature, etc. En même temps c’est quelque chose qui est, c’est la vie quoi. Essayons de rester simples. 

Christian Ciocca : Si je reviens à un certain marquis de Sade par la lecture de Gérard Macé, Et je vous offre le néant, ce livre sorti ces jours-ci chez Gallimard, Macé dit cette chose toute simple : « c’est le sadisme qui a tué Sade ». Est-ce que c’est le chessexisme qui a tué Chessex ? 

Nicole Duparc : Oh là là, vous l’avez bien dit ! 

Pierre Fankhauser : C’est-à-dire que chez Chessex, je discutais de ça avec Raphaël Aubert, il avait une manière très forte de jouer la posture de l’écrivain. C’est qu’il y avait la qualité du papier, la qualité de l’encre, etc. Il jouait vraiment d’une manière très très forte sur qu’est ce que c’est être un écrivain. Et puis j’ai l’impression qu’il voulait tellement être un écrivain, montrer qu’il était écrivain, que quelquefois les textes passaient un peu au second plan. Si vous relisez Chessex, je ne sais pas à quel point vous connaissez son œuvre, mais parfois on prend des pages un peu au hasard et on a l’impression : ah ben tiens, c’est pas sympa, il y a quelqu’un qui se moque de Chessex, il écrit comme lui, et puis après on ouvre, et en fait non, c’est lui. 

Christian Ciocca : Cette espèce d’autocitation. 

Pierre Fankhauser : Quelque part, il creuse le sillon, tellement, il a certains tics, des scènes qui reviennent tout le temps, etc. Et parfois, c’est extrêmement réussi. C’est vraiment un écrivain d’illumination, il y a des moments, des passages qui sont incroyables. 

Christian Ciocca : Oui et Passage de l’ombre, vous venez peut-être de le citer, Passage de l’ombre, ces dix-sept nouvelles que je recommande chaudement, qui sortent pour le dixième anniversaire de sa mort aux éditions Grasset, dix-sept nouvelles remarquables. 

Pierre Fankhauser : Donc oui, c’était un écrivain d’illuminations et parfois on a l’impression qu’il est parti sur son rail, comme ça, et qu’il se répète et qu’il reprend de mêmes formules, et je pense que c’est une des choses, alors, il y a deux choses par rapport Chessex qui font qu’il est vraiment un petit peu dans l’ombre et maintenant, même pour ses dix ans, bon, il y a ce festival qui est fait, il y a L’Aire qui a publié ses chroniques dans L’Hebdo, mais au début ils l’ont publié plein de fautes, c’était bizarre, on a l’impression que’ils ne se sont pas donné de peine, ils ont essayé de faire ça de manière un peu rapide. Donc c’est très bizarre. Et j’ai remarqué tout à l’heure Nicole Duparc, quand elle a présenté, elle a dit : on va parler des 10 ans de Jacques Chessex, 10 ans. On a oublié la mort, 10 ans de sa mort. J’étais avec Iris Jimenez… 

Nicole Duparc : C’est un lapsus intéressant… 

Pierre Fankhauser : Sur la puce à puce à l’oreille, elle parlait de « célébrer la mort », et j’ai dit : célébrer ? commémorer ? On a un petit peu discuté, sur la Puce à l’oreille, donc je me dis, par ces questions de langage, on sait pas trop quoi faire de Chessex, on sait pas trop quoi faire de sa mort, et je suis assez surpris : je pensais qu’il y aurait plein, bon, il y ce livre de nouvelles dont vous avait parlé, etc., je pensais qu’il y aurait plein de publications à cette occasion et, du coup, eh bien il y a mon Bergstamm qui arrive et qui se retrouve quelque part un tout petit peu seul au milieu, quoi. 

Christian Ciocca : Oui et dont vous ne parlerez pas forcément lors du festival qui s’est ouvert hier soir qui va se dérouler jusqu’à dimanche. Il est prévu, Bergstamm, au cœur du festival Chessex ?

Pierre Fankhauser : Alors non. D’ailleurs moi, j’ai été informé très très tard de ce qui allait se passer exactement durant ce festival. Je suis en contact avec les deux fils de Jacques Chessex, donc Jean et François Chessex, on a de très bonnes relations, j’ai joué cartes sur table, j’ai dit que j’écrivais ce roman, j’ai dit de quoi il parlait en quelques mots et, j’en discutais avec François, il a eu une réaction qui m’a vraiment surpris, il a dit : écoute, moi j’ai pas peur, écris ce que tu veux, va jusqu’au bout, ça m’intéresse de te lire, Jean aussi, et quelque part j’ai remarqué que celui qui avait le plus de scrupules c’était moi, quelque part, étonnamment… 

Christian Ciocca : Il y a quand même une figure du Commandeur. 

Pierre Fankhauser : Oui, on retrouve ça. Alors après, par rapport à ce festival, moi j’y irai avec plaisir je vais y aller vendredi, il y Jean Chessex qui présente un film sur son père. J’y irai aussi dimanche avec une version de la Confession du pasteur Burg mise en scène et j’aurai grand plaisir à être là, mais, je ne sais pas, c’est pas un roman tellement je veux dire à la gloire de Chessex, donc je ne suis pas tout à fait sûr que ça aurait sa place dans ce festival. À voir. 

Christian Ciocca : D’accord. À voir. En tout cas à vous lire, Bergstamm, aux éditions BSN Press dans la collection Fictio. Et puis le festival… 

Nicole Duparc : Voilà, festival donc qui se déroule au Centre culturel des Terreaux à Lausanne, donc c’est depuis hier et jusqu’à ce dimanche 13 octobre. Avec samedi 12 à 20 heures un débat sur la vie et l’œuvre du Maître… 

Christian Ciocca : Un procès Chessex. 

Nicole Duparc : Un procès avec deux avocats bien sûr. Maître Yaël Hayat et l’incontournable Marc Bonnant. 

Christian Ciocca : Oui, qui a lu l’œuvre de Chessex, j’en suis à peu près sûr. 

Nicole Duparc : Merci beaucoup, Pierre Fankhauser. 

Pierre Fankhauser : Merci à vous. 

Nicole Duparc : Et ça va avec le besoin de reconnaissance ? Voilà, qui vous a pourri la vie, ça va mieux ? 

Pierre Fankhauser : Chessex, il m’a dit depuis depuis les cieux, il m’a dit : écoute, une fois que le vernissage est terminé, ça, tout ça, c’est derrière. Alors maintenant, c’était la promotion, la dernière émission, donc à partir du moment où je sors de ce studio, c’est derrière. 

Christian Ciocca : Savez-vous à quoi je reconnais l’écrivain que vous êtes, Pierre Fankhauser ? 

Pierre Fankhauser : Dites-le-moi. 

Christian Ciocca : Vous avez neuf petites fiches A6 ce que vous avez remplies d’une très jolie écriture, vous avez d’ailleurs rempli des petits mots sur ces fiches pendant l’émission, c’est ce qui fait de vous un grand écrivain.