Fidèle jalousie

Philippe Mentha tente de rapprocher Molière et Beckett: une farce et un grincement sur les relations triangulaires.

Pourquoi donc rapprocher ainsi le «Sganarelle» de Molière et la «Comédie» de Beckett? Quels parallèles tirer entre l’expression de la jalousie au XVIIe et au XXe siècle? Si le spectateur peine à se départir d’un sentiment de juxtaposition, sa curiosité le pousse à rechercher une unité à ce spectacle a priori hétéroclite.

La comédie de Molière, tout d’abord, met en scène une double relation triangulaire purement imaginaire. En effet, les différents personnages sont amenés par diverses coïncidences – ressorts qui peuvent sembler grippés au spectateur peu sensible à la magie moliéresque – à se suspecter mutuellement des pires relations adultères. Colères inquiètes, passionnées, gesticulations: la scène est traversée en tout sens par des protagonistes aux costumes sans fioritures. Les décors des plus dépouillés cèdent la place aux acteurs ainsi qu’au texte, ils permettent également d’assurer une certaine continuité avec le vide scénique de la pièce de Beckett.

Coupure de l’entracte, mort des déplacements. Les personnages beckettiens sont emprisonnés jusqu’au cou dans trois grandes jarres disposées devant une scène nue. L’homme, sa femme et sa maîtresse sont privés de leurs corps, du répit provisoire des gestes, du répit des mouvements, livrés tout entiers à la torture circulaire du souvenir de leurs trahisons passées. Leurs visages sont sans âge, sans expression, sans traits, ils ne sont plus que des yeux, des bouches, des voix, le simple support des paroles qui leur sont extorquées à coup de gifles de lumière crue.

Lâcheté des êtres, lâcheté du langage. Molière nous dit que nous ne savons pas utiliser les mots et Beckett affirme qu’ils ne sont pas utilisables. L’apport principal d’une lecture conjointe de ces deux pièces réside peut-être finalement dans leur traitement de la répétition et de l’enfermement: structure canonique pour la première, discours toujours recommencé pour la seconde; échos réciproques de nos jalousies absurdes mais irrépressibles.

Pierre Fankhauser

Lausanne, Théâtre Kléber Méleau, jusqu’au 22 novembre. Rens. (021) 625 84 29.