L’amour en creux

Daniel Wolf met en scène «Décadence». Scénario de sitcom vaudevillesque passé à la moulinette d’une langue crue et directe: le théâtre bourgeois n’a qu’à bien se tenir.

Steve, amant pitoyable et tristement britannique, trompe la créature frigide et enfourrurée qui lui sert de femme avec la volcanique Helen. Sybil, l’épouse en question, engage un privé gras et mou à gabardine pendante pour filer son Jules et s’offre quelques galipettes hygiéniques avec le Columbo de service. Voilà. Vaudeville standard, rien de neuf sous les jupes: on s’attend aux quiproquos habituels, aux plaisanteries scabreuses et aux gros clins d’oeil. C’est oublier qu’on a affaire à Steven Berkoff – souvenez-vous, le grand méchant psychotique de «Rambo» et du «Flic de Beverly Hills», vous replacez? – , acteur, poète, nouvelliste et dramaturge anglais du genre plutôt con-troversé.

Berkoff prend à la lettre les codes du théâtre bourgeois et les étire (les tord) jusqu’à leurs limites, les retourne contre eux-mêmes. Il verbalise tous les sous-entendus: chez lui, la jouissance dans l’excès se dit, elle ne s’évoque pas entre les lignes. Pas de délire verbal, pas d’abus de décibels et de salive: ses personnages parlent cru, calmement, en s’appuyant sur chaque mot. La langue de Berkoff est faite d’un tissage subtil entre le sens et les sons. Le jeu avec les sonorités et les rimes distancie les protagonistes de leur propre parole, lui donne un statut particulier: tout est dit sans être dit, pour rire, derrière le masque du langage. Dans un même temps, les échos répétitifs donnent parfois au texte le côté un peu carré des poésies de fêtes de famille écrites avec beaucoup de soin par tante Berthe. Une moquerie de plus de la part de Berkoff qui fatigue néanmoins assez rapidement l’oreille.

Un épais venin

Trois amours égoïstes dans cette pièce, quatre monologues superposés. Chez Berkoff, quand on aime, on ne donne pas, on arrache, on pompe sa propre satisfaction de l’autre corps, on le torture pour lui montrer qu’on existe. L’amour qui unit ses personnages est un amour en creux, un amour par le vide, un amour du manque à combler. Chacun fait coaguler ses blessures avec le sang de l’autre, sang sucé réplique après réplique. L’obscénité des discours est un moyen de prendre en otage son partenaire à travers des mots qu’il ne peut pas ne pas écouter. On injurie sans élever le ton, on fait rouler les insultes dans sa bouche comme un grand cru, on s’écoute avec bonheur les proférer et on se paie le luxe de les faire rimer: on a tout son temps. On se saute sur des canapés de caviar et on se gargarise de politically incorrect: racisme fier et petite larme de crocodile patriotique. Avaler tout le sperme, toute la bouffe et vomir de plaisir, cracher son venin épais et blasé.

Sur scène, l’ambiance est glauque et tristounette à souhait: bande-son de voitures qui passent sous la pluie, décors réduits à leur plus simple expression (des canapés et une forêt de cendriers), lumière uniforme. Caroline Gasser (Helen et Sybil, en alternance) et Laurent Sandoz (qui a troqué le blanc d’Arlevin pour le whisky de Les le privé) se vautrent dans le texte avec un plaisir non dissimulé et communicatif. Dans sa mise en scène, Daniel Wolf a su mettre en valeur les trouvailles de cette pièce sans en accentuer trop les travers: une fois de plus, la sobriété est payante. Berkoff cultive l’excès mais nous laisse parfois sur notre faim: on en attend encore plus, il nous fait envie, fait monter nos pulsions perverses, mais se retire juste avant l’orgasme. Raffinement ultime du sadomasochisme britannique, sans doute.

Pierre Fankhauser

Genève, Théâtre du Grütli, jusqu’au 14 novembre. Mardi, mercredi, vendredi et samedi à 20 h, jeudi à 19 h et dimanche à 17 h. Rens. (022) 328 98 78.