L’homme de vers

Il a été le voisin peintre et fragile d’Amélie Poulain. Serge Merlin, formidable, joue «Abel et Bela» à Neuchâtel et Genève.

Pierre Fankhauser, Paris

Un salon à la fois désertique et marin: d’un côté le sable des murs et de la moquette, de l’autre les nombreuses statues de poissons, la superbe sirène grandeur nature, les coquillages. Les immenses miroirs dépolis qui ornent les murs multiplient l’espace, aèrent la profusion de ce statuaire baroque éclairé par de nombreuses ampoules dispersées entre des pendeloques de cristal. L’ordre de ce qui aurait pu être un capharnaüm est millimétrique: tant les chiens que les chats qui vadrouillent à leur aise dans cette pièce semblent avoir intégré les usages de la maison. On peut aisément imaginer les 180 oiseaux chanteurs, abrités longtemps dans la pièce du fond, gratifier parfois les visiteurs d’un essaim bref.

Pas d’enregistreur ni de photographe autorisé chez cet écorché vif. Il ne supporte ni son image, ni le son de sa voix pourtant formidablement douce, au point même de n’avoir pas vu «Le fabuleux destin d’Amélie Poulain». Il y incarne l’homme de verre, ce peintre victime d’une maladie congénitale qui rend ses os cassants comme du cristal.

Frères de jeu

A l’écran, le peintre Dufayel fait son possible pour donner sens au monde en tentant de saisir l’organisation intime du «Déjeuner des canotiers» de Renoir, son tableau fétiche. Sur scène, Abel et Bela se lancent dans la mise en scène du monde afin de mieux le comprendre. Incarnés respectivement par Merlin et Roger Jendly, ces deux personnages nés de la plume du Genevois Robert Pinget se livrent à une déconstruction festive du théâtre par le théâtre. «Ils retournent à sa nuit des temps pour se rendre compte qu’il n’y a pas de réponse, si ce n’est peut-être celle qui peut s’installer, à travers les histoires et les situations, dans le cours d’une vie». Merlin dixit.

Plutôt que d’évoquer sa collaboration avec le metteur en scène Jean-Michel Meyer, Merlin préfère parler de ses liens avec Roger Jendly, déjà son complice dans le mémorable «En attendant Godot» monté en 1999 par Luc Bondy. La gouaille de Jendly offre un contrepoint idéal au jeu d’un Merlin presque translucide, empêtré dans son long manteau élimé; un Merlin qui louvoie autour de ses propres paroles. Resté (injustement) dans l’ombre d’un Beckett à la fois modèle et mentor, Pinget a puisé beaucoup de son inspiration dans l’oeuvre de l’Irlandais. Pas étonnant, par conséquent, que René Gonzalez ait pensé au couple Jendly-Merlin pour porter ce texte étonnant de son auteur fétiche. Ni une, ni deux, l’actuel directeur du Théâtre de Vidy met en contact les deux comédiens avec Meyer qui venait de monter, avec brio, le «Premier Amour» du même Beckett.

Parmi toutes les rencontres qui ont marqué la carrière de Merlin, on peut en retenir trois: Andrzej Wajda, Beckett et Mathias Langhoff. Wajda choisit Merlin sur une photo «depuis le fond de la Pologne» pour incarner Jakob Gold, jeune Juif vivant dans la Varsovie de la Deuxième Guerre mondiale. Ce grand rôle révèle et brise à la fois le comédien. Ce dernier ne supporte pas sa propre vue lors d’une projection promotionnelle de «Samson»: «J’en suis tombé littéralement de ma chaise. Je n’ai plus pu remonter sur les planches avant de nombreuses années.» Un jour, un Roumain qu’il ne connaît ni d’Eve ni d’Adam lui remet un livre de Beckett en lui affirmant: «Voilà, il n’y a plus que ça.» Il s’agit du «Dépeuleur»: ce texte lui «rend la parole». Suivent deux rencontres avec le père du «Godot» qui remet alors à Merlin une copie de «La dernière bande». Le comédien, en guise de remerciement, glisse anonymement une chrysolithe – «la plus belle, la plus pure qui soit» – dans la boîte aux lettres de l’écrivain, ce dernier ayant choisi de comparer les yeux d’une femme évoquée dans sa pièce à deux de ces pierres précieuses.

C’est en voyant «Danton», également de Wajda, que Langhoff jette son dévolu sur notre homme: il guette avec frénésie l’apparition au générique du comédien incarnant un certain Philippeaux. Le metteur en scène allemand, avec l’opiniâtreté qui lui est coutumière, va remuer ciel et terre pour retrouver Serge Merlin. On lui répond qu’il ne fait plus ce métier, qu’il est peut-être mort. Miracle, Langhoff reçoit alors la nouvelle de la réapparition du comédien dans «Les paravents» de Genet monté par Chéreau et l’engage illico pour son «Prince de Homburg». Il lui propose d’enchaîner sur le rôle de Lear – cinq heures sur scène – qu’il donne à Paris. Puis c’est la période lausannoise et «La mission» de Heiner Müller, accompagnée du «Au Perroquet Vert» de Arthur Schnitzler, montés au Théâtre de Vidy durant la (brève) ère de sa langhoffienne direction, à la fin des années 80. Merlin joue alors avec la crème des acteurs romands et s’installe en compagnie de sa femme au Petit-Mont, dans les hauts de la ville, le temps des répétitions et des représentations.

Un rôle sur mesure

Jean-Pierre Jeunet écrit le personnage de Raymond Dufayel spécialement pour Merlin, lui qui avait déjà interprété pour le cinéaste le roi des cyclopes dans «La cité des enfants perdus» en 1995. Le réalisateur truffe le rôle de clins d’oeil à son adresse, à tel point que parfois, au détour d’une inflexion ou d’un regard, on ne sait plus si on s’adresse au comédien ou au peintre philosophe. Cet adepte de la géomancie – «un théâtre ne s’aborde pas sous n’importe quel angle, il faut parfois lui tourner autour» – s’exprime souvent sous une forme imagée à la fois limpide et obscure. Ses personnages lui parlent à travers son propre corps – «sur scène, tout le métaphysique est physique» -, jusqu’à ce que ses genoux, par exemple, se mettent à se mouvoir comme d’eux-mêmes sur telle ou telle réplique. Et que l’envie lui prenne d’apprendre sur le champ les claquettes pour mieux pouvoir l’illustrer.

Né quelque part dans le Sahara, nomade, élevé en compagnie des pères blancs missionnaires, Merlin n’évoque ni ses parents, ni son enfance, si n’est cette «très belle voix d’alto qui a risqué de me conduire au Vatican». Allusions brèves et pudiques, elles aussi, au sujet de ses longues années d’errance éthylique, de clochardise, sur ces centaines – ces milliers – de pages écrites jour après jour «puis trempées chaque soir dans un baquet d’eau» et déchirées consciencieusement, sans pitié. Serge Merlin incarne en définitive, à son corps défendant, l’archétype de l’artiste intégral, le mythe romantique du créateur incapable d’échapper à ses propres pulsions créatrices. Même et surtout si elles sont délétères.

«Abel et Bela» et «Nuit». De Robert Pinget. Mise en scène: Jean-Michel Meyer. Neuchâtel. Théâtre du Passage. Du 16 au 18. Ve, sa 20 h, di 18 h. Rens. (032) 717 79 07. Genève. Théâtre Le Poche. Du 20 novembre au 16 décembre. Me, je, sa 19 h, ma, ve, 20 h, di 17 h. Rens. (022) 310 37 59.

Serge Merlin

1932 Naît dans le Sahara.

1962 «Samson» de Andrzej Wajda.

1987 «Le Roi Lear» mis en scène par Mathias Langhoff.

1999 «En attendant Godot» dirigé par Luc Bondy.

2001 «Le fabuleux destin d’Amélie Poulain» de Jean-Pierre Jeunet, «Abel et Bela» de Robert Pinget.