Ruptures dans Le Temps

Ruptures sous la plume d’Isabelle Rüf dans Le Temps du 4 mai 2019: merci à elle!

Le road movie d’un père

L’amertume de la vengeance, par l’auteur argentin Ariel Bermani

En 2016. Veneno révélait Ariel Bermani, son talent à décrire les banlieues de Buenos Aires, les paumés à la dérive. Ricardo, dit aussi Astroboy, le héros de Ruptures, a cru échapper à ce destin. Il a désormais assez d’argent pour que sa femme puisse changer de canapé et de rideaux tous les mois. Il voulait à tout prix cette petite-bourgeoise, Dolores, il l’a eue. Mais on n’échappe pas si facilement à la hiérarchie des classes. Si cette idiote de Dolores apprécie la belle prestance de son époux et le confort matériel qu’il lui offre, elle le méprise aussi un peu. Comme il n’est pas très malin. Comme il n’est pas très malin, en effet, et qu’il travaille trop, il n’a pas le temps de s’occuper des sentiments de son épouse. Aussi, quand il la surprend en train d’embrasser un inconnu, son univers s’écroule d’un coup. Comment se venger ? Quel est leur bien le plus précieux ? Leur fils, un garçon de 9 ans à la fois couvert de jouets et abandonné. Délaissant ses affaires, Ric enlève cet Ignazio grassouillet, au prénom prétentieux, et part dans une dérive d’hôtel en hôtel. Il se réjouissait de découvrir un fils mal connu, de lui donner l’enfance qu’il n’a pas eue. Il va découvrir les écueils de la paternité.

Baffes et cadeaux

Ruptures recompose, en fragments éclatés, le monde d’où est issu Ric, quand il était l’Astroboy qu’un coup de pied enverrait sur la lune. Le récit revisite les échecs et les blessures, les efforts pour y échapper, pendant que les copains s’enlisaient dans la drogue, la petite délinquance et la prostitution. Les flashbacks alternent avec les étapes de ce kidnapping irréfléchi et minable. Ric découvre les difficultés du rôle de père, face à un enfant désorienté qui tente de tirer profit des incohérences des adultes, tour à tour assailli de baffes et de cadeaux.

En courts tableaux, Bermani retrace cette fugue dans le désordre chronologique : appels téléphoniques avec la mère, lamentations narcissiques de celle-ci, lamentations de la bonne, colères de la grand-mère, dérobades de l’amant qui ne veut rien savoir du drame conjugal, tentatives de fugue de l’enfant, panique grandissante du père. Une fin touchante le ramène à sa propre enfance, à ses copains qui végètent dans une fraternité empoissée de vin et de fumette. Au bout de ce road movie dérisoire, il découvre l’amertume de la vengeance. Pierre Fankhauser, qui traduit pour la deuxième fois l’auteur argentin, restitue avec fluidité les voix qui se répondent sans s’entendre dans la confusion des sentiments.

Isabelle Rüf