Un banquier trop honnête

Gisèle Sallin met en scène «Frank V» de Dürrenmatt. Actualité troublante de cette féroce comédie bancaire.

Une seule personne riait lors de la première du spectacle à Zurich en 1959: Dürrenmatt. Tollé général face à cette satire mordante du monde des banques privées. Face à ces employés qui ne reculent devant aucune magouille, aucun meurtre, pour escroquer le client. Face à ces mêmes employés qui en sont réduits à la camomille pour soigner leurs maux d’estomac et qui rêvent de passer enfin une nuit sereine en prison. Face à ce directeur – on dirait de nos jours: président du conseil d’administration – Gottfried Frank, cinquième du nom, incapable de suivre les traces sinistres de ses ancêtres rapaces, qui laisse péricliter l’établissement familial par excès de philanthropie.

Les répliques crépitent: le spectateur est sans arrêt surpris, contraint de bondir de registre en registre, du cabaret au théâtre de marionnettes, de la comédie à l’intrigue policière, sans cesse bousculé par une distribution explosive qui est à la hauteur à la fois du texte de Dürrenmatt (bien traduit) et de la scénographie mouvementée. Cette dernière est servie au mieux par des décors sobres et astucieux qui permettent des changements à vue originaux: la scène des mouettes visible en transparence à travers l’une des toiles de maître du salon/salle de direction des Frank vaut son pesant de fonds en déshérence! Un bémol tout de même concernant les parties chantées: les différents acteurs traversent les mélodies de façons très inégales.

Si nous pouvons maintenant nous moquer de ces escrocs décalés aux boulimies grotesques, mesquins jusqu’au bout des serres, c’est qu’ils finissent par être sympathiques à force de taquiner cette petite tumeur financière que nous portons tous au fond de nous; c’est peut-être aussi parce que la distance théâtrale nous rassure à une époque où cette critique de «Frank V» aurait pu être insérée dans la rubrique économique sans que personne ou presque ne remarque l’erreur.

Pierre Fankhauser

Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu’au 31 octobre. Rens. (021) 619 45 45. Tournée en Suisse jusqu’au 31 janvier.