Sirius
Interview de Pierre Fankhauser sur Littérature-romande.net
Merci (bis) à Amandine Glévarec pour son interview de Pierre Fankhauser sur Littérature-romande.net devenue depuis Kroniques.com!
Amandine : Tu me confirmes avoir mis 12 ans à écrire Sirius ? Pourquoi si long finalement ?
Pierre : 12 ans, bientôt 13. Il y a eu plusieurs étapes d’écriture. J’ai aussi appris à écrire en l’écrivant. Il y a eu d’abord une première version qui était une sorte de mosaïque. C’était un moment dans ma vie où je n’étais pas très en forme, j’avais envie d’écrire, donc le matin je travaillais dans une bibliothèque où je collais des petites étiquettes sur des livres et puis l’après-midi je passais deux heures, tous les jours, à faire une description de quelque chose, soit une œuvre d’art qui me plaisait, un tableau, un paysage, etc. Et à partir de ces différents éléments mosaïques, petit à petit, j’ai fait un peu un tri et j’ai vu ceux qui tenaient la route, ceux qui tenaient un petit peu moins, j’ai commencé à faire un peu du patchwork, à les rapprocher, voir comment ils fonctionnaient les uns avec les autres. Au début c’était un peu la matière de base, et petit à petit la thématique s’est mise en forme.
A. Pourquoi ce thème ?
P. Si je me suis intéressé au Temple solaire c’est parce que Michel Tabachnik, reconnu par certains comme le théoricien de l’Ordre, avait construit un chalet en Valais, dans le Val d’Hérens, il y a une bonne trentaine d’années, peut-être un peu plus. Il a divorcé de sa femme, et il a vendu le chalet « plein », c’est à dire avec toutes les partitions manuscrites qu’il avait écrites car il était compositeur aussi, tous les livres ésotériques etc. La personne qui l’a racheté a commencé à le louer à d’autres personnes. Avec ma mère et ma tante, nous y montons tous les étés depuis le début des années 90. Après, ça m’a fait bizarre de me dire que nous avions passé nos vacances d’été au milieu de ces livres qui avaient mené, d’une certaine manière, à cet événement.
A. Tu as lu ces livres ?
P. J’ai un peu picoré, astrologie, astronomie, des livres sur les différents saints, il y avait pas mal de trucs.
A. Pourquoi as-tu transformé Tabachnik, qui était chef d’orchestre, en chorégraphe dans ton livre ? Alors que la référence à l’Ordre solaire est assez transparente finalement ?
P. C’est venu par la protagoniste principale qui est elle-même chorégraphe, et ça m’a intéressé parce qu’il y avait tout le travail, à la base, que j’avais fait à partir des articles que j’avais écrits à l’époque pour L’Hebdo, comme critique de danse. J’avais beaucoup travaillé sur les artistes, par exemple Gilles Jobin, Estelle Héritier, Yann Marussich. Ils travaillaient beaucoup sur la question du corps, l’exposition du corps, les limites du corps, avec des éclairages assez blafards, cliniques. Il m’a semblé que ces éléments se rapprochaient bien. Du coup la protagoniste principale est devenue chorégraphe et ça me paraissait plus logique qu’elle ait un chorégraphe comme mentor plutôt qu’un chef d’orchestre.
A. Donc les parties qui sont écrites par le journaliste dans le livre sont vraiment des reprises des chroniques que tu faisais à l’époque ?
P. Tout à fait, je me suis vraiment inspiré de ça. J’en ai parlé à la radio l’autre jour, j’ai assez peu inventé de choses dans ce livre. J’ai repris des critiques que j’avais écrites, les éléments plus « policiers » sont des choses qu’on retrouvait sur Internet après le procès Tabachnik, j’ai fait des copier/coller et après j’ai un peu arrangé. J’ai plus fait un travail au niveau narratif justement, comment est-ce que tu arrives à suggérer une histoire, à demander au lecteur de faire un travail à partir de différents éléments qui sont placés de manière quasiment musicale, avec des séries qui s’entrecroisent. Quelque part, le but de ce livre – je ne suis pas sûr de l’avoir atteint selon les retours que j’ai (rires) – c’était de donner peu d’infos au lecteur, mais juste assez pour qu’il puisse essayer de se construire son histoire, mais sans non plus trop baliser le chemin. Il y a eu des versions qui ont fait le double, presque le triple, de longueur, après j’ai coupé, j’ai enlevé, j’ai remis. Le dernier travail, avec Giuseppe Merrone, c’était vraiment d’arriver à baliser les choses, suffisamment pour que le lecteur se pose les bonnes questions. Ainsi, au niveau de la mise en page, des italiques, par exemples des « chapôs », certains articles ont eu des titres… enfin plusieurs choses ont été faites pour baliser un peu le terrain parce que les versions précédentes étaient beaucoup plus hermétiques, d’une certaine manière.
A. Il y a plusieurs parties qui s’entrelacent, dans quel ordre les as-tu écrites ?
P. Je travaille avec un programme qui s’appelle Scrivener, c’est un truc un peu hybride entre la base de données et le traitement de texte. Pour un écrivain, c’est intéressant parce qu’en fait tu fragmentes ton texte en autant de morceaux que tu veux, tu as toutes les parties sur une colonne avec les titres, après tu peux échanger, etc. C’est beaucoup plus plastique au niveau de la gestion des parties qu’un simple documentWord où il faut copier/coller. J’avais chaque partie avec un titre, à la limite un petit résumé, les mots-clefs, et j’ai essayé de les réarranger de manière plutôt musicale. Il y a certains critères d’arrangements. Par exemple, dans la première partie, il y a une présence physique entre les protagonistes. Dans la deuxième, il y a une distance en fait, que ce soit à travers des lettres, de la vidéo, c’est beaucoup plus séparé. Donc, il y a plusieurs critères de composition de ce point de vue là, c’est plutôt de l’ordre du formalisme.
A. Tu voulais vraiment insister sur cet entrelacement ?
P. Ce qui m’intéressait c’est effectivement qu’il y ait des informations qui viennent de plusieurs directions, de plusieurs ordres, que le lecteur, petit à petit, à travers sa mémoire, mette les choses en place et essaye de se construire une histoire. Dans l’idéal, ça devrait se sédimenter tout d’un coup pour qu’il se dise : « Ah c’était ça ! Ou peut-être ça. » Mais c’était l’idée de construire en spirale, pour qu’il n’y ait pas un récit linéaire qui avance d’une certaine manière mais plusieurs éléments qui sont importés et qui, petit à petit, font sens les uns par rapport aux autres, et sédimentent. Je ne pense pas qu’il y ait d’histoire définitive. Je pense qu’il y a peut-être, effectivement, différentes versions qu’on peut se faire, qui pourraient coller au texte, mais mon but c’était plutôt de donner des éléments pour que le lecteur se construise son histoire. C’est pareil par rapport à l’émotion. Il y a très peu d’émotion dans la manière dont c’est décrit, et il y a des réactions différentes par rapport à ça. Certaines personnes n’entrent pas du tout dans le livre, parce qu’elles auraient besoin d’émotion, envie d’émotion, par rapport au sujet, et d’autres personnes se rendent compte que s’il y a un sujet qui nécessite beaucoup d’émotion mais qu’il n’y en a pas, alors elles doivent reconstruire l’émotion elles-mêmes. Certaines personnes ont dû lâcher le livre parce qu’elles se faisaient dépasser par leur propre émotion.
A. Là dessus on est très proche du Nouveau Roman, c’est limite chirurgical…
P. Oui, tout à fait. D’ailleurs pendant longtemps le roman s’appelait Le retrait. C’était plus par rapport à la position narrative qui est justement très très en retrait, et puis petit à petit c’est devenu Sirius. Le but, pour les gens de la secte, c’était de se retrouver sur Sirius grâce à l’énergie de la combustion des corps, ils pensaient qu’ils arriveraient à monter dans les étoiles. Le lecteur doit toujours se poser la question de pourquoi est-ce qu’on me raconte les choses de cette manière, ce n’est pas seulement ce qu’on me raconte mais pourquoi on me les raconte comme ça. Il y a un journaliste qui est protagoniste, mais en même temps il écrit des articles, mais en même temps des fois on parle d’un journaliste. Peut-être que c’est le même, ou pas le même, on ne sait pas.
A. En parlant Nouveau Roman, tu me parlais de Claude Simon.
P. Le jeu n’est pas tout à fait le même que chez Robbe-Grillet, mais il y a des éléments qui sont très descriptifs, il y a très peu d’intrigue, c’est plutôt des longs tableaux qui sont posés les uns à côté des autres. Robbe-Grillet, c’est plutôt de l’ordre du jeu formel. Chez Claude Simon, il y a quand même toute son expérience durant la Deuxième Guerre, c’est plus habité, c’est plus « plein » comme roman. Si on veut chercher un exemple littéraire par rapport à mon texte, je pense qu’on peut en trouver deux : Claude Simon et Cortázar, auteur argentin de La Marelle. C’est un texte qui se lit de deux manières. Première manière, tu lis les deux premiers tiers, ça fait 400 pages à peu près, et voilà tu as l’histoire. Deuxième manière, tu lis un chapitre puis le chapitre dont le numéro est indiqué à la fin, ce qui te fait slalomer dans le livre. Petit à petit, tu as des chapitres du troisième tiers qui viennent s’intercaler à ceux que tu as déjà lus, et ça donne d’autres éclairages, d’autres descriptions, d’autres éléments. Tu as deux histoires en une, en fait.
A. J’ai vu que tu avais écrit des nouvelles aussi ?
P. Quelques unes, mais c’était plus en fait des essais. Il y en a certaines qu’on m’avait demandé d’écrire mais c’était un petit peu pour me frotter à la publication. C’est aussi pour ça que je me suis mis à mon blog, c’était pour avoir ce rythme quotidien de rendre public, parce que moi le fait de devoir bosser dans mon petit laboratoire… le côté un peu névrotique, genre la Grande Œuvre qui doit sortir une fois… pour moi, c’était bien d’être un peu plus en rapport avec le monde.
A. Quitte à te frotter un peu aux commentaires ?
P. Pour moi, c’était important que ce soit vivant, quelque part que le fait de rendre public devienne une sorte d’automatisme. Je ne veux pas d’un perfectionnisme où tu attends que ça devienne le prochain Prix Nobel avant de te dire que « peut-être » tu vas l’amener chez Gallimard.
Sirius sur Littérature-romande.net
Merci à Amandine Glévarec pour cette critique de Sirius sur son blog, Littérature-romande.net!
Sirius de Pierre Fankhauser
À mon sens, il existe deux sortes de livres : les linéaires et les exigeants. Les deux peuvent nous emmener très loin, mais les seconds nous demandent un effort de concentration tout particulier. Accepter d’entrer dans un ouvrage, sans savoir où nous sommes, ni pourquoi, où nous allons, et comment. Faire confiance à l’auteur, le suivre sans comprendre, et sans bien sûr pouvoir poser de questions. J’aime qu’on me mène d’un point A à un point B, jouer au jeu des hypothèses et accepter d’être surprise quand tout n’est finalement pas si prévisible. Mais j’aime aussi buter dès la première phrase, et pourtant m’accrocher, pour au final avoir la satisfaction d’avoir cru ingérer le propos de l’auteur. Lire du Maupassant ou du Robbe-Grillet, les deux procurent une satisfaction, mais le goût de l’effort accompli n’a pas la même saveur. Nul besoin de préciser que Sirius se place naturellement dans la seconde catégorie.
Dès le début, le lecteur n’a qu’une question en tête : pourquoi ? Pourquoi alterner des chapitres qui nous décrivent une chorégraphie de danse contemporaine avec des rapports d’enquête concernant très clairement le massacre de l’Ordre du Temple solaire ? L’esprit humain est ainsi fait qu’il a besoin de créer des liens. Les sectes, les corps suppliciés ? Derrière ces réalités crument exposées, nous sentons que l’orage gronde.
Les pieds vers le centre du cercle, le corps du seul enfant, petit, très calciné, est allongé sur le dos entre le corps de sa mère et le corps de la première fidèle. Une balle dans la tête, deux dans le cœur, lambeaux de sac-poubelle fondus sur le visage. Différents médicaments pris, pas de respiration dans le foyer d’incendie : décès antérieur à la mise à feu du brasier.
Les pieds vers le centre du cercle, le corps de la première fidèle est allongé sur le dos entre le corps du jeune enfant et le corps de la deuxième fidèle. Une balle dans la tête, sac-poubelle sur le visage. Différents médicaments pris, pas de respiration dans le foyer d’incendie : décès antérieur à la mise à feu du brasier.
Les pieds vers le centre du cercle, le corps de la deuxième fidèle…
Outre la répétition, Pierre Fankhauser utilise d’autres procédés littéraires pour continuer à semer des indices. Avec art, il sait alterner le contenu et la forme. La qualité de rendu des interviews de la fameuse chorégraphe/danseuse est par exemple indéniable.
— Des chercheurs ont mis le doigt, ça doit bien faire un mois ou deux, sur les cellules qui provoquent le petit problème dont j’ai le grand malheur d’être affectée depuis pas mal de temps. Moi quand j’ai lu l’article, j’ai dit, j’ai dit en plaisantant mais j’ai dit : Mon Dieu, mais si je ne suis plus malade, mais comment est-ce que je vais faire ? Elle pose du sens, ma maladie, vraiment, elle justifie des choix, des choix que j’aurais certainement mis beaucoup plus de temps à justifier, ou à faire, ou que j’aurais peut-être pas faits, tu vois.
Résumer Sirius n’est pas chose aisée, ni souhaitable. Car il y a ce qui est lu et ce qui résonne en nous. Quand arrivent les réponses à nos pourquoi, d’un coup surgissent de nouvelles questions : comment ? Comment en est-on arrivé là ? La mécanique se met en branle, les pièces trouvent leur place, et la pression monte. Qui utilise qui, qui a une influence sur quoi, où se trouve notre libre arbitre et où commence la manipulation ?
La marche du Temps et les Lois évolutives des Cycles ont forcé l’Ordre ancien à se dissoudre, comme la matière brute dans le creuset. Mais ce qui est dissout doit être densifié à nouveau, sous une autre forme, dans un autre temps, car l’aventure de la Conscience n’interrompt jamais sa course et procède toujours à une phase d’assimilation avant de recommencer une Expérience à un Niveau supérieur : ce qui fut appliqué au collectif de l’Ordre ancien l’est individuellement aujourd’hui et trouve une résonance dans l’Évolution de chacun.
Enquête policière, document exhaustif, pure fiction ? En tous les cas, glaçant. Surtout au vu des évènements ayant vraiment eu lieu. Ironique aussi, en quelque sorte. Et toujours incompréhensible. Sauf pour vous. Vous qui lirez Sirius, et l’aimerez autant que je l’ai aimé.
Sirius dans les Matinales d’Espace 2
Autour du Sirius, dans les Matinales d’Espace 2, on a parlé sens de la vie et recherche d’absolu. J’en ai profité pour remercier Estelle Héritier, Cie Yann Marussich et Gilles Jobin dont la rigueur de la démarche créatrice m’a inspiré, tant pour le fond que pour la forme, tout au long de l’écriture de ce premier roman. Merci aussi à Anya Leveillé pour ce très agréable interview!
Sirius sur le nouveau site de BSN Press
Sirius sur le nouveau site de BSN Press.
Pierre Fankhauser
Roman
Collection fictio
ISBN 978-2-940516-11-7
136 p.
130×18,4 mm
22.00 CHF | 16.75 €
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Une jeune danseuse questionne à travers ses œuvres le départ de son corps aux mouvements mangés par la maladie. Bousculé par ses pièces crues et sans concessions, un critique apprend le langage de la chorégraphe et se met à deviner des secrets glissés entre ses gestes. Au milieu d’une clairière de montagne, on découvre seize corps arrangés en cercle, calcinés.
Dans ce roman construit comme une chorégraphie, les temps et les lieux semblent se mélanger. Peu à peu, des séries parallèles apparaissent en suivant des règles dont on devine la précision sans pouvoir pour autant les formuler, des règles qui deviennent progressivement familières. Les corps se croisent, dialoguent, s’évitent, font naître une spirale implacable qui se resserre de chapitre en chapitre jusqu’au final crépusculaire.
Allant puiser dans le polar, dans le Nouveau Roman, mais aussi dans les répliques rugueuses du théâtre contemporain, Sirius conjugue et met en contraste les différents codes dont il se nourrit. Ce premier roman sombre aux accents lynchiens fait appel à un lecteur disposé à se laisser porter par son intuition à travers des reflets, des échos et des motifs récurrents, un lecteur désireux de tester ses hypothèses en combinant des indices trouvés à la fois dans le récit et dans la manière de le raconter.
De retour en Suisse après sept ans passés à écrire et traduire des romans à Buenos Aires en Argentine, Pierre Fankhauser est l’auteur de plusieurs nouvelles publiées dans des revues et des recueils collectifs. Sirius est son premier roman.
Sirius sur le blog de Frédéric Vallotton!
Merci à Frédéric Vallotton pour cette critique de Sirius parue sur son blog!
“Sirius” de Pierre Fankhauser
Pierre Fankhauser signe avec Sirius un texte dense et poétique, un objet littéraire d’une rare qualité et d’une force discrète. La trame n’est pas sans rappeler un épisode particulier de l’affaire du Temple Solaire, un fait divers qui avait marqué les esprits il y a une vingtaine d’années. Près d’une centaine de fidèles en tout avaient trouvé la mort à Cheiry, Salvan, au Canada et dans le Vercors. Dans ce dernier cas, il s’agissait de 16 personnes dont les corps avaient été en partie incinérés dans une clairière retirée, épisode à la base de l’intrigue de notre roman. La secte incriminée pratiquait un culte de pacotille fait de trompe-l’œil en carton-pâte, de rites ramassés dans des séries B et autres romans de gare, le tout agrémenté de parties fines et de trafic d’argent sale. Le décors est planté.
Pierre Fankhauser va toutefois plus loin qu’une simple enquête romancée. Il a su exemplifier un certain nombre de nos interrogations, de nos craintes fondamentales à partir d’un récit sordide et banal à la fois. Il aborde le thème de la maladie, de la souffrance, de la foi (qu’elle qu’en soit la forme), du sacrifice, de la place du corps dans le processus créatif ou comment ce corps participe aux rites. Il ne faut pas oublier que notre auteur et son épouse ont passé de longues années au pays du tango, à Buenos Aires, capitale qui compte la plus grande concentration de psychanalystes au monde. Sirius est donc porteur de ces influences. Le lecteur doit se laisser conduire, faire confiance à l’auteur dans des guidages complexes qui le laisseront surpris de sa propre adresse. Le récit n’est pas d’une trame linéaire. Par contrecoup, Pierre place aussi toute sa confiance dans son lectorat ; il parie sur sa sagacité et son sens de l’enchaînement.
Le texte s’offre dans une polyphonie narrative : rapports d’enquête, de contre-enquête, lettres circulaires aux membres de la secte, témoignage de la chorégraphe en interview, lettres intimes de cette dernière au père de son enfant, voix off du journaliste (peut-être le père de l’enfant). Les éléments se recoupent, s’additionnent, se contredisent ou semblent se contredire. L’hybridation des techniques narratives y répond, ce qui fait de chaque chapitre une surprise et laisse la part belle au lecteur. De toute manière, la vérité est ailleurs, dans un interstice étroit entre meurtre et illumination, entre espoir et combine. Pas même besoin d’arrêter précisément son opinion, l’auteur glisse une hypothèse alambiquée pour ceux qui tiennent à savoir mais ce n’est que très secondaire.
Une petite musique un peu lassée se laisse entendre, un air à deux temps marqué par de petits riens et repris par la mélodie d’un discours indirect libre magistral. Les mots de « celle qui danse », ainsi que la chorégraphe signe ses lettres, glissent et balancent avec la force d’une parole vivante. Il y a là un vrai grand travail de style, à des kilomètres de la facilité de ceux qui se réclament de l’héritage de Céline parce qu’il ont placé une onomatopée entre deux grossièretés. De toute manière, Pierre Fankhauser n’a pas besoin de se prévaloir du moindre modèle, il a la maestria et le ton singulier d’un véritable auteur.
Sirius sur le blog de Francis Richard
Merci à Francis Richard pour cette critique de Sirius sur son blog!
Sirius est l’étoile la plus brillante du ciel, la plus mythique.
C’est aussi le pseudo sous lequel Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, quotidien né en 1944 sur les reliefs du Temps, signait ses éditoriaux. Ce pseudo faisait référence à Micromégas, héros du conte éponyme de Voltaire, natif de cette belle étoile. Son point de vue de Sirius lui permettait de prendre du recul, de laisser libre cours à son esprit critique et de relativiser…
Sirius, c’est également la destination des Transits des adeptes de l’Ordre du Temple Solaire, qui ont pris la forme de morts collectives dans les années 1990, en Suisse, en France et au Canada.
Pierre Fankhauser s’est basé sur l’un de ces transits, celui du mois d’octobre 1995, dans le Vercors, pour bâtir son roman. Les corps de 16 adeptes de l’OTS y avaient été retrouvés carbonisés, portant la trace d’un ou de plusieurs coups de feu, ayant apparemment absorbé des sédatifs, le visage recouvert de sacs plastique bruns.
Les protagonistes sont, dans le roman de Pierre Fankhauser, le chorégraphe le plus en vue de la scène contemporaine et son élève et amante, laquelle de jeune danseuse est devenue, sous sa férule, chorégraphe à son tour. Seule comptera finalement pour eux leur Vie future, où ils ne se rendront pas seuls…
Ce n’est que petit à petit que le lecteur en prend conscience. Car le roman de Pierre Fankhauser est en effet construit d’éléments qui semblent au début n’avoir pas de liens entre eux, mais qui sont en fait les pièces d’un puzzle.
Il décrit des chorégraphies où les corps nus retrouvent les mouvements de reptation originels:
“Les danseurs se touchent, se palpent, s’escaladent mutuellement, semblent chercher des prises dans le plateau, se muent en grimpeurs de l’horizontale et font basculer les perspectives.”
Il fait tenir par d’aucuns des propos moralisateurs à leur sujet:
“Cette matérialité du corps, cette abolition des frontières entre arts plastiques et arts vivants prônées par certains adeptes des chapelles à la mode ne servent ici qu’à légitimer un flirt aguicheur avec la pornographie.”
Il rédige des rapports d’enquêtes médico-légales d’une grande précision technique sur les cadavres disposés en cercle sur le lieu du drame, une clairière isolée dans la montagne, entourée de mélèzes:
“Les pieds vers le centre du cercle, le corps de la quinzième fidèle, entièrement carbonisé sauf le visage, est allongé sur le dos entre le corps du quatorzième fidèle et le corps de son propre fils, une balle dans la tête, une dans le coeur, lambeaux de sac-poubelle sur le sommet du crâne etc.”
Il reproduit des circulaires émanant de L’équipe de l’association:
“Notre objectif principal est de faire respecter la recherche spirituelle dans toute sa diversité et de mettre un terme aux liens qui sont faits entre mouvements sipirituels et manipulation mentale.”
Il rapporte des discussions entre membres de ladite association:
“Une dépression et même des idées suicidaires peuvent survenir chez les patients atteints de cette maladie. Si vous éprouvez de tels sentiments, consultez immédiatement votre médecin. […] Je trouve extraordinaire de penser des choses comme ça, de se dire: La personne est dépressive, elle pense à se tuer, donc elle va demander de l’aide. Qu’est-ce qu’ils sont bien éduqués les patients, putain !”
Etc.
Certes, le lecteur connaît la fin de l’histoire, mais il ne la connaît pas dans son entier déroulement, dans ses tenants et aboutissants. Alors l’auteur lui fournit d’autres éléments, complémentaires et souvent contradictoires, parce que les choses ne sont jamais aussi simples qu’elles n’apparaissent dans la vraie vie.
Ces autres éléments ? Une contre-enquête médico-légale, une plongée dans le monde de la protection rapprochée, un récit des cérémonies de l’Ordre, des lettres d’amour de celle qui danse à son maître, la description poétique du trajet qui, dans la montagne, conduit à la clairière funeste.
En lisant Sirius, le lecteur ne peut qu’être frappé par la variété des registres sur lesquels l’auteur joue et surtout par son souci du détail vrai et précis, précis aussi bien dans l’évocation des êtres et des choses que dans l’emploi des mots.
A un moment donné, Pierre Fankhauser fait parler en ces termes l’énigmatique Gardien des Archées:
“Sachons mourir pour renaître.
Sachons vivre pour bien mourir car: bien mourir c’est bien renaître.
Que celui qui a des oreilles entende.”
Si le contexte n’était pas aussi sinistre, ces mots pourraient se comprendre comme ceux d’une sagesse éternelle:
“Faites donc mourir en vous ce qui appartient à la terre. […]Plus de mensonge entre vous, car vous vous êtes dépouillés du vieil homme, avec ses pratiques, et vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui pour accéder à la connaissance ne cesse d’être renouvelé à l’image de son Créateur.”
(Epitre aux Colossiens, 3, 5-10)
Francis Richard
Sirius, Pierre Fankhauser, 136 pages, BSN Press
Sirius dans L’Hebdo!
Sirius dans L’Hebdo. Merci Isabelle Falconnier!
L’Ordre du Temple solaire, ses gourous et ses 74 cadavres fumants ont nourri une littérature de création ou d’enquête étonnamment peu fournie. Certes, les journalistes Arnaud Bédat et Gilles Bouleau ont livré avec L’Ordre du Temple solaire un travail de fond, et le chef d’orchestre Michel Tabachnik, théoricien de l’OTS, a nourri de l’affaire ses romans Bouc émissaire et L’homme sauvage. C’est donc une bonne nouvelle que Sirius, premier roman du Lausannois Pierre Fankhauser, soit hanté par le fait divers aux résonances multiples. Un intérêt ancien: le hasard lui fait passer quelques étés de jeunesse dans un chalet du val d’Hérens construit par Tabachnik. Sirius, du nom de l’étoile où ont «transité» les adeptes, est un récit documenté autant que romancé qui tourne autour du mystère en alternant rapports d’enquête, communiqués d’une association insistante et description des spectacles d’une danseuse qui malmène son corps – l’enfant qu’elle porte rappelant l’«enfant cosmique» sacrifié par Di Mambro. Réflexion originale et sans pathos sur la recherche de l’absolu, Sirius pèche par hermétisme et préciosité. Péché de jeunesse.
De Pierre Fankhauser. Ed. BSN Press, 130 p.
Sirius sur le blog de Paul Gaillard
Merci à Paul Gaillard pour cette critique de Sirius sur son blog!
Le premier roman de Pierre Fankhauser est une véritable réussite. En exploitant des genres littéraires différents, voire opposés (rapports d’enquête froids, communiqués de presse d’abord aimables puis inquiétants, dialogues très réalistes, prose poétique quasi hermétique) il dessine les contours d’un drame mystérieux.
Comment expliquer ces quatorze corps disposés en cercle au milieu de la forêt, criblés de balles, le visage recouvert d’un sac plastique? Comment expliquer les chairs carbonisées, presque fondues? Comment expliquer cette mère et son enfant?
Suicide collectif? Massacre? Emmené, malmené par les allers-retours et les détours que prend le récit, le lecteur reconstruit les causes de la tragédie. D’abord désarçonné, on apprend également à accepter la part de mystère. Pierre Fankhauser ne dit pas tout, ne donne pas tout en pâture au lecteur. Le traitement de la violence, obligatoirement présente dans ce genre d’événement, est entièrement rendu par le corps d’une danseuse, malmené dans des chorégraphie qui interrogent l’indépendance du corps contre l’esprit.
Le roman, très court, très nerveux, s’inscrit dans la tendance du “inspiré d’un fait divers”, sans pour autant céder à une écriture qui en ferait trop, qui en dirait trop (tentation exécrable qui donne vie à des ouvrages qui ne sont rien de plus que de longs articles de presse à scandale). Un auteur à suivre de près.