Un grand merci à Seline Dubach pour son papier très fouillé sur Bergstamm dans l’Année du livre! Vous pouvez retrouver l’article original ici.
Bergstamm – Cercle vicieux autour de Dieu
29 juin 2020
« Chaque individu était unique, cela ne faisait pas le moindre doute, mais un artiste, un écrivain, était un individu encore un peu plus unique qu’un autre. Pourquoi ? Simplement parce qu’un écrivain arrivait à exprimer de manière personnelle sa propre originalité qui faisait de lui un être tout à fait particulier. » Walter Bergstamm
Bonne idée. Sauf que le livre va assez nettement contredire son protagoniste et anéantir l’idée de l’unicité et de l’originalité. Bergstamm c’est l’histoire tragi-comique d’une figure d’écrivain qui vit dans la comparaison. D’une figure qui existe pour et par la reconnaissance d’autrui.
Pour saisir cette existence ambiguë de l’écrivain, Pierre Fankhauser passe par la figure du maître, inspirée par Jacques Chessex. Même si ce dernier n’est jamais nommé, les indices n’autorisent pas d’autre lecture. Ce Dieu, comme il est appelé cyniquement, est omniprésent en tant que figure de style mais très absent en tant que figure active dans le récit, ce qui lui donne effectivement une allure surnaturelle. Il déambule dans les couloirs, fréquente les cafés. Attablé, il observe silencieusement. Ses yeux bleu métallique persécutent les lycéens.
Malgré cette omniprésence presque divine, le livre se lit moins comme l’histoire de ce monument de la littérature suisse que comme une histoire autour de lui. On est invité à regarder derrière la façade dans l’univers de Walter Bergstamm, élève de Dieu. Il est animé par l’obsession de plaire ; orgueil malsain et ambitions immodérées, couronnés par une érection à la lecture de ses propres textes. Pourtant, les moments glorieux du protagoniste sont fragiles. Soudainement, il est pris par l’angoisse qu’il pourrait ne pas suffire ! Qu’il pourrait être oublié. Ou pire remplacé ! Désespérance mordante. Insidieusement, Fankhauser développe le côté malsain d’une existence littéraire qui, au moment de la création, tend vers la mort –
– mais paradoxalement se reproduit, sans cesse. Car Walter Bergstamm évolue, grandit, s’émancipe, devient lui-même professeur et écrivain. Malgré cette progression personnelle, le sentiment de déjà-vu et de dédoublement domine le développement. Comme mû par une inspiration divine, le disciple complexé reproduit machinalement son maître-modèle.
Ce délire est intensifié par la structure complexe du livre. Trois récits sont enchevêtrés, dont l’un, intitulé sous le regard de Dieu, ouvre un deuxième degré de la fiction. Il s’agit d’une histoire ultérieurement écrite par notre protagoniste. L’intrigue fait étrangement écho à ce qu’on lit parallèlement dans le récit principal La double passion de Walter Bergstamm. Un jeu de réponses muet et automatique : les noms se ressemblent, les destins se croisent, se reproduisent – mais jamais totalement – pour finalement se perdre au fil de la lecture. Tout cela provoque un effet de cauchemar éternel.
Cette songerie ne vous laissera pas de marbre ! Le lectorat devient spectateur privilégié, placé au premier rang, sans répit ni échappatoire ! Un spectacle qui donne tout – du sexe à la mort ! – sauf envie. Le voyeurisme imposé peut bouleverser, notamment l’impudeur des confessions bergstammiennes. Et pourtant, de page en page, le protagoniste continue de s’exhiber, de façon presque pubertaire.
À ce propos un avis de lectrice : l’immaturité hypersexuée est particulièrement dérangeante lorsqu’elle s’en prend aux personnages féminins. En effet, le protagoniste impose un regard intensément sexiste. Par un effet de zoom, il réduit les femmes aux parties qui le gratifient et le comblent d’aise. À travers les pages il fait danser celles qui sont trop jeunes et glorifie celles qui sont manifestement malades. Ainsi, le livre incite à fêter une féminité frêle, fragile et infantile.
Ce malaise est redoublé par des scènes sadiques qui frappent par leur explicite et leur violence. L’amour comme la littérature semblent inspirer au protagoniste la même terreur de ne pas être assez « unique » et assez « original » pour suffire à la passion.
Pour conclure, il convient de retenir que le livre n’est pas un manifeste pour ou contre Chessex. Aussi est-on tenté de le lire comme le journal intime de Pierre Fankhauser, dont on sait que le « goncourisé » a beaucoup marqué ses années d’études. Par ailleurs et malgré l’inspiration concrète, les personnages renvoient moins à des personnes réelles qu’à l’idée de masque. C’est notamment le cas pour la figure du maître. Cette figure a marqué et occupé beaucoup de littéraires. Elle est à la fois capitale pour la production mais potentiellement destructrice pour la personne.
Fankhauser crée un archétype peu personnalisé du maître. Cette figure allégorique concentre toutes nos ambitions et donne corps à nos projections idéalisées. Par cela le génie fantasmé devient une menace essentielle pour celui qui le construit, qui y croit et s’obstine dans la comparaison avec son reflet divinisé. Car il est bien difficile de s’émanciper du maître et presque impossible lorsqu’il relève de notre propre imaginaire ! Et pourtant, en réglant impitoyablement ses comptes, Bergstamm met peut-être cette émancipation à portée de main…
Un grand merci à Pierre Lepori pour son coup de projecteur sur BSN Press en parlant du Bergstamm sur les ondes de la RSI en compagnie de Giulia de Claire Genoux et de Fit de Lolve Tillmanns!
Vous pouvez retrouver ici l’émission de la RSI Alice “Il mondo dei giusti” du 9 mai 2020 (de 31:42 à 41:58) ou à écouter ci-dessous:
Un grand merci à La Compagnie des mots pour l’organisation, à Elodie Perrelet pour son invitation et ses questions, à Jacques Siron pour sa musique, à Vincent Aubert pour ses lectures et à Christian Ciocca pour sa photo de la performance!
Élodie Perrelet : Bonsoir à tous. La Compagnie des mots et moi-même sommes ravis de recevoir Pierre Fankhauser aujourd’hui, qui va nous parler de son dernier roman, Bergstamm, livre à la fois complexe et magnifique dont je me réjouis de parler avec toi. Avant de venir justement sur ce thème qui nous nous occupe, si tu es d’accord, je vais déjà parler un petit peu de ton parcours avec toi, essayer d’en savoir un peu plus sur les ateliers d’écriture, qui est une des activités, et on évoquera aussi des publications antérieures. Ça te convient ?
Pierre Fankhauser : Alors, bonsoir à toutes, bonsoir à tous ! Merci Élodie pour cette présentation. Merci à La Compagnie des mots pour cette invitation. Merci à vous d’être là ce soir. Ça fait plaisir de voir tout ce monde, on se sent presque à la maison. Ça fait plaisir d’être là et de voir qu’il y a un amour pour la littérature à ce bout du lac aussi. Alors oui, atelier d’écriture, c’est vrai, Élodie, pour moi, c’est une année un peu particulière. C’est-à-dire qu’avant, je faisais différentes activités, entre autres, j’enseigne à l’Institut littéraire à Bienne, j’enseigne aussi pour une école qui s’appelle Désir d’écrire, une école d’écriture par Internet. J’anime des rencontres littéraires pour une association qui s’appelle Tulalu!? qui fait un travail assez similaire à celle-ci, d’après ce que j’ai compris, ce sont des choses, à part Bienne, que je suis en train de laisser de côté pour justement me concentrer sur les ateliers d’écriture dans différentes structures, chez moi aussi. Je propose églement un suivi de manuscrit : les gens m’envoient des textes, je fais des commentaires, etc., ce qui me permet de dire que justement, je vis de ma plume, c’est-à-dire que je ne vis pas de ma plume comme Joël Dicker, par exemple, mais toute cette énergie que j’ai déployée à essayer d’écrire des livres les meilleurs possible, les plus justes possible par rapport à ce que je ressentais, eh bien maintenant, ça me permet de pouvoir partager cette énergie-là, partager ce savoir-faire, partager ces recherches que j’ai faites autour de l’écriture avec d’autres personnes qui, elles aussi, souhaitent améliorer leur travail, améliorer leur écriture, comprendre comment faire pour trouver des mots sur ce texte qui est là parce qu’on a tous un texte en soi. Je pense que vous, ici, vous avez ce texte, là, il est peut-être dans votre tête, peut-être dans votre ventre, il peut être dans plusieurs endroits du corps. On a un texte en soi. On a plusieurs textes en soi. Et mon travail. J’aime bien le terme de doula, c’est un autre nom pour les accoucheuses, celles qui aident les femmes, justement, à donner naissance. Et moi, c’est un travail que j’ai découvert. En fait, je croyais que je me réalisais dans l’écriture et que j’avais un boulot alimentaire, c’était les ateliers. Et, ça arrive avec des groupes, il se passe des choses tellement formidables que je me dis : Ah ! et bien en fait, c’est deux manières de me réaliser, écrire et passer cette passion de l’écriture. Donc voilà, on pourrait en parler encore longtemps, mais on va quand même en venir au livre bientôt.
Élodie Perrelet : Avant de commencer de parler du livre, justement, j’aimerais te poser quelques questions par rapport à ton parcours. Donc, tu es né à Lausanne en 1975. Tu as fait des études de Lettres et de Sciences sociales à l’Université de Lausanne, puis quelques années de journalisme culturel à L’Hebdo. Tu as enseigné la littérature française au gymnase. Le gymnase, c’est ce qu’on appelle le collège chez les Vaudois, c’est ça ? Et tu as été professeur de français comme langue étrangère à l’université. Ce qui va nous intéresser maintenant, plus particulièrement, c’est qu’ensuite tu décides de partir à Buenos Aires pendant sept ans et tu vas consacrer ces sept années à l’écriture et à la traduction de romans. Alors, tu sens ma question venir de loin : pourquoi l’Amérique latine ? Et quelle influence a eu la littérature sur ta propre écriture ?
Pierre Fankhauser : Alors, pourquoi l’Amérique latine ? C’est assez simple. J’ai vu de la lumière. Je suis entré. J’ai suivi la lumière, j’ai été jusqu’à Buenos Aires. Non, je rigole. Mais c’est à moitié vrai, parce qu’il y avait beaucoup d’auteurs, je pense en particulier à Cortázar, un auteur argentin. Il y a des cinéastes aussi, Subiela, Solanas, et Piazzolla, bien sûr, pour la musique. Il y a beaucoup de choses qui m’attiraient là-bas, vers l’Argentine. Après, il se trouvait que ça attirait aussi la jeune fille qui était mon amie, qui est devenue ma femme depuis. Alors on a pris un porte-container, on a fait un mois de mer pour arriver à Buenos Aires. On pensait rester deux ans. On est resté sept, notre fille aînée est née là-bas. Et j’allais là-bas pourquoi ? J’allais là-bas surtout pour trouver du temps pas trop cher, parce que le temps en Suisse est très cher, donc pour dégager du temps, vous le savez tous, pour écrire, pour pouvoir développer un projet, c’est très compliqué. Donc, le but c’était d’arriver là-bas avec des économies et de pouvoir avoir du temps pour écrire. Il se trouve qu’après, on a commencé à revenir pendant les étés européens, c’est inversé là-bas. Les étés européens, on venait en Suisse, on enseignait à l’Université de Lausanne dans un cours de français comme langue étrangère et, ces deux mois de travail, ça nous permettait de vivre tout le reste de l’année, là-bas, en Argentine. Donc, neuf mois par année, je pouvais écrire mes quatre, cinq, six heures par jour. Donc là, j’ai eu pas mal de temps pour mettre en place plusieurs projets, dont deux ont déjà été publiés : Sirius, autour de l’Ordre du Temple solaire, et Bergstamm dont on parlera tout à l’heure, mais il y a deux ou trois autres gros projets qui sont là, que j’ai sous le coude, des centaines de pages de notes pour lesquelles j’essaye de trouver le moyen de les organiser pour que ça ait plus ou moins la forme d’un roman. Donc, c’était une chance que j’ai eue justement, pendant ces sept ans, de pouvoir passer le plus clair de mon temps à écrire.
Élodie Perrelet : Une question temporelle qui était importante. Et pour les influences, justement, dans tes propres textes, de la littérature sud-américaine, est-ce que tu aperçois quelque chose de ces lectures que tu as faites là-bas ?
Pierre Fankhauser : Oui, peut-être, je donnerai deux noms : j’ai déjà donné celui de Cortázar, mais je parlerais de son roman qui s’appelle Rayuela, La Marelle, je pense que certains d’entre vous le connaissent, un roman qui avait paru en 64, si je me rappelle bien, et qui doit se lire deux fois. La première fois, on lit les deux premiers tiers et on a fini l’histoire. Et après, on peut, si on veut, le recommencer, et à la fin de chaque chapitre on a le numéro du chapitre suivant, ce qui fait que les chapitres du troisième tiers, qu’on n’a pas lus dans la première lecture, viennent s’intercaler entre les chapitres qu’on a déjà lus. On lit donc la même histoire, mais avec d’autres informations, avec d’autres éléments d’écriture. Et c’est un très beau livre, parce que c’est à la fois une très belle histoire, une histoire d’amour entre Montevideo, Buenos Aires et Paris et une réflexion sur l’écriture. Si vous ne l’avez pas lu, je vous recommande La Marelle de Cortázar. Je m’en suis beaucoup inspiré, surtout pour mon premier livre, Sirius, autour de l’Ordre du Temple solaire, où les chapitres sont collés les uns à côté des autres : on ne comprend pas très bien ce que les chapitres ont à faire ensemble, et petit à petit, si on persévère, normalement, on devrait commencer à percevoir quels sont les liens entre les chapitres.
Élodie Perrelet : Ce qui est un petit peu le cas de Bergstamm, si je peux me permettre…
Pierre Fankhauser : Avec Bergstamm, on y reviendra tout à l’heure, j’ai voulu faire beaucoup plus simple, certains m’ont dit que je n’y étais peut-être pas forcément arrivé… Effectivement, je pense que par rapport à Sirius, Bergstamm, c’est vraiment la Bibliothèque rose, en tout cas, pour la structure, peut-être pas forcément pour la thématique. Par contre, là, j’ai essayé effectivement de faire plus simple. Je pense que le prochain, je ferai encore plus simple. Juste le deuxième nom dont je voulais parler, c’est Hugo Mujica. C’est un poète argentin, un des poètes les plus importants actuellement et que je suis en train de traduire. Il a un parcours assez étrange parce qu’à la base, il était artiste plastique dans les années 60, il était à New York, sexe, drogue, rock’n’roll, il a vraiment fait la grande vie new-yorkaise. Après, il était 10 ans en France, chez les moines trappistes. Alors, chez les moines trappistes, c’était une autre ambiance, ça changeait un petit peu et son supérieur lui disait toujours d’aller dans la forêt et de ne rien faire, de passer un moment de l’après-midi dans la forêt, de ne rien faire, surtout pas prier. Alors il a fait ça, il se disait : Mon supérieur me le dit, je le fais. Et après, petit à petit, il a compris qu’en fait, l’idée, c’était que la vie n’a pas besoin qu’on fasse quelque chose. Elle n’a pas besoin qu’on écrive des livres. Elle n’a pas besoin qu’on ait un métier, etc. La vie, qu’on fasse quelque chose ou qu’on ne fasse rien, on la vit, on vit. Et c’était l’expérience qu’il a eue. Et maintenant, il est prêtre à Buenos Aires, il fait de la poésie très fine, des poèmes, deux, trois, quatre petits vers qu’il met toujours en bas de la page. C’est vraiment une poésie qui est très belle, qui a été très peu traduite jusqu’à présent en français et là, en essayant de le traduire le mieux possible, j’apprends beaucoup de choses. Je suis très reconnaissant de pouvoir travailler sur son œuvre.
Élodie Perrelet : Et puis tu as traduit aussi d’autres romans, d’autres poèmes, ça, on va y venir un petit peu plus tard. Je voulais simplement encore t’interroger sur un point toujours à Buenos Aires, tu vas te former à l’écriture de scénarios et également à l’animation d’ateliers d’écriture avec un écrivain que je ne connais pas, Ariel Bermani, dont tu as d’ailleurs traduit deux romans. Cette question va introduire le point suivant : quelle a été, en tant que participant, ta toute première impression d’un atelier d’écriture, toi qui en donnes maintenant depuis de nombreuses années ? Et d’abord, parce que cette pratique était nouvelle pour toi, est-ce que c’est là-bas que tu l’as découverte ? Et est-ce que tu t’es senti à l’aise parmi un groupe d’écrivants, comme on dit, dans la pratique ?
Pierre Fankhauser : Quand je suis arrivé à Buenos Aires avec ma copine, à la fin de la première semaine, on assistait à une rencontre littéraire du type de celle de ce soir et j’ai demandé à la femme qui était assise à côté de moi qui était l’éditeur de l’écrivain qui lisait ses textes. Et la femme à côté de moi m’a dit : C’est moi. OK, alors ça commençait bien et je lui ai demandé si on pouvait se voir parce que j’avais envie de traduire quelques auteurs argentins. Ce que j’avais en tête, c’était de pouvoir placer quelques-unes de mes traductions chez un éditeur pour arriver après avec mes romans. Après, ça s’est passé exactement à l’inverse chez BSN Press à Lausanne : d’abord, mon livre est paru et après mes traductions. Donc, on s’est revus, cette femme m’a donné une quarantaine de noms d’auteurs assez jeunes qu’elle jugeait intéressants, parmi lesquels Ariel Bermani. Tout de suite, j’ai pris contact avec lui et on s’est vu dans un café, il m’a donné les deux premiers romans qu’il avait publiés, dont Veneno, celui qui avait reçu le prix Emecé, un prix très important en Argentine. J’ai tout de suite beaucoup aimé. Je l’ai traduit instantanément, en deux semaines j’ai fait une première version très rapide et après, on s’est vu un après-midi par semaine, il travaillait dans une bibliothèque, pour améliorer la traduction. Bien sûr, lui ne parlait pas français, mais je lui disais en espagnol : Voilà, ce terme, je l’ai traduit plus ou moins comme ça. Et il me disait oui, non, peut-être. Et je lui ai demandé un jour : Est-ce que tu connais un atelier d’écriture à Buenos Aires ? Il m’a dit : Ben oui, moi, j’en donne un. C’était une chance, parce que c’était un atelier qui était fréquenté par des personnes qui avaient déjà publié dans d’assez grandes maisons, donc, c’était vraiment des gens qui étaient là pour se voir, pour discuter des textes dans le groupe, pour faire des retours et des gens qui avaient déjà une expérience d’écriture, une expérience de publication. Donc moi, non, je n’avais jamais fait l’atelier d’écriture avant, c’était une grande nouveauté. Et le fait de le faire en espagnol, paradoxalement, ça m’a donné une grande liberté, c’est-à-dire qu’on a toujours une histoire avec sa langue. Peut-être que vous n’êtes pas tous francophones ici, mais vous avez tous une langue que vous avez apprise, qui vous imprègne, dont vous avez une mémoire, vous avez eu des dictées à l’école, etc. Donc, on a une relation assez particulière avec sa langue maternelle. Dans une autre langue dans laquelle on commence à écrire, on a moins de moyens, moins d’outils, mais plus de liberté, parce qu’on n’est pas censé savoir faire des choses, on fait ce qu’on peut avec ces mots-là et, d’ailleurs, c’est un atelier que je donne assez régulièrement à l’Institut littéraire de Bienne, j’ai appelé ça Babel heureuse. Je fais travailler les étudiants les futurs écrivains, dans une autre langue, une langue qui n’est pas la leur. Ça peut être un texte en anglais, un texte en italien, en différentes langues, même des langues que je ne connais pas. Après on travaille sur la musicalité, etc., et ensuite ils se traduisent eux-mêmes en français et ça leur permet justement de sortir de leurs habitudes, parce qu’on a toujours des petits trucs, on écrit les phrases de la même manière, etc. Quand on écrit dans une autre langue, on découvre une autre musicalité, une autre simplicité, après il y a des Agota Kristof, Beckett, etc., les exemples sont nombreux. Donc, pour moi, c’était une grande liberté. Et la première nouvelle que j’ai publiée grâce à mon éditeur Giuseppe Merrone, c’était dans un recueil qui s’appelait Léman Noir, avec des nouvelles autour du noir autour du Léman. C’était une nouvelle que j’avais d’abord écrite en espagnol dans l’atelier et que j’ai moi-même traduite en français pour la publier dans ce recueil.
Élodie Perrelet : Oui, ça me semble assez intéressant ce que tu dis dans la liberté qu’on a lorsqu’on n’écrit pas dans sa langue. Moi, j’ai une amie albanaise, que tu connais je crois, qui n’a jamais voulu écrire en albanais pour la simple et bonne raison qu’elle aussi éprouvait un sentiment de liberté qui était bien supérieur quand elle s’attaquait à un roman en français. Alors, toujours à propos d’ateliers d’écriture, depuis combien de temps tu animes tes ateliers d’écriture, ici, chez nous ?
Pierre Fankhauser : Ça va faire 4-5 ans, maintenant.
Élodie Perrelet : Depuis cinq ans, plusieurs fois par semaine, des ateliers d’écriture chez lui, donc tout près de Morges, à Tolochenaz. J’en sais quelque chose, parce que j’ai eu la chance d’y participer l’année dernière et c’est une expérience que j’ai trouvée vraiment fantastique. Inscrivez-vous aux ateliers de Pierre, vous ne perdrez pas votre temps.
Pierre Fankhauser : Il y a des feuilles d’inscriptions au bar, si jamais…
Élodie Perrelet : On a tout prévu… Et je me demandais, ça fait un moment que je me pose la question, si on ne subit pas quelque part, du XIXe siècle romantique, cette espèce d’idée assez tenace que l’écriture, ça serait un don qui nous tombe du ciel comme ça, qu’il est question d’une inspiration presque divine, que l’écrivain serait frappé par la foudre, quelque part, cette idée-là est je trouve encore assez présente. Pour la peinture, la sculpture, la musique, la danse, la dramaturgie, bon, ben ça, y a pas de problème, on apprend et on n’y a pas de honte. Mais l’écriture, à mon sens, ça évolue, mais elle fait encore un petit peu exception. Alors je vais te demander, d’abord si tu es d’accord avec ce que je dis et pourquoi, à ton avis, est-ce qu’il y a ou est-ce qu’il y a eu ce tabou autour des ateliers d’écriture, cette espèce de suspicion, peut-être de ces pratiques qu’on enseigne au groupe. Je pense aussi, par exemple, au mépris, peut-être un peu parisien, il est de bon ton de décrier les ateliers d’écriture : Je suis écrivain, qu’est-ce que je vais apprendre avec ces petits imbéciles, enfin c’est un peu ça qu’on peut imaginer.
Pierre Fankhauser : Voilà, c’est marrant parce que c’est aussi une des thématiques du livre, une thématique de Bergstamm : la transmission de l’écriture. Qu’est-ce que l’écriture ? Pourquoi on écrit ? Est-ce qu’on peut la transmettre ? Alors peut-être, après, si on a une approche, je dirais historique, un peu sociologique, on voit que c’est vraiment un phénomène particulièrement français, ce rapport à l’écriture. Les ateliers d’écriture dans le monde anglo-saxon, ça existe déjà depuis longtemps, les années soixante, septante, même avant, avec une version beaucoup plus pragmatique : c’est quelque chose qu’on peut faire, qu’on peut apprendre, le fameux how to, comment est-ce qu’on fait les choses. Alors, de ce côté-là, effectivement, les choses se mettent en place : l’Institut littéraire en Suisse a dix ans, en France, il y a plusieurs facultés où une section d’écriture créative est en train de se mettre en place. Mais c’est vraiment quelque chose de très neuf. Ce qu’il y a de particulier avec l’écriture, et ça je pense que vous le savez bien, c’est que quand on joue de la musique, on est conscient qu’il faut apprendre à manipuler l’instrument, quand on peint, on est conscient qu’il faut apprendre à manipuler les différentes techniques, etc. L’écriture, on se dit : J’écris, donc je sais écrire. Non, bien sûr. Ça, vous le savez, c’est une technique, qu’on doit apprendre, un apprentissage des mots, de comment trouver son propre ton, de trouver son rapport à l’intuition. Comment est-ce que je me laisse aller dans l’histoire pour que les personnages commencent à me parler et me raconter où ils veulent aller, ce qu’ils veulent faire, etc. Donc, il y a toute une partie qui est technique, un apprentissage qui est fait par l’essai-erreur. Ce que je dis en général dans les ateliers, c’est que je n’essaye pas de donner un style aux gens qui viennent, c’est pas mon but. Ce que j’essaye de faire, c’est d’essayer de comprendre quel est leur projet et de leur permettre de faire ce qu’ils font déjà, mais mieux, d’essayer d’aller jusqu’au bout, de dire : Ah toi, tu veux faire ça, t’as envie de tel types de projets ? Et bien va regarder plutôt de ce côté-là, ou essaye de cette manière-là ou de telle autre. Donc ça, c’est au niveau de la création, la création littéraire. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui ont envie d’écrire, qui ont des capacités, qui ont les qualités pour, qui écrivent peut-être dans leur coin, mais il y a toujours une espèce de petit soldat sur l’épaule, un petit juge qui dit : Oui, mais c’est nul ce que tu fais, ça a déjà été écrit beaucoup mieux que toi, mais franchement, ces rêves d’écrivain, laisse ça de côté, laisse ça aux gens sérieux, aux gens qui ont vraiment du talent ! Et je remarque que, dans le cadre des ateliers, quand on travaille et qu’il y a une vraie écoute, un vrai essai de trouver une solution ensemble pour un texte, du coup, il y a des petites lumières qui s’allument, et c’est aussi pour ça que je fais ce travail. Ah ouais : je peux faire ça. Moi aussi, j’ai le droit. Ah oui, oui, oui, oui, OK, je le fais ! Je pense que, ça revient à ce que tu disais, tu parlais de mépris parisien, tout à l’heure.
Élodie Perrelet : Pas que parisien. Je pense à beaucoup d’écrivains reconnus aujourd’hui qui auraient certainement une certaine honte à dire qu’ils allaient régulièrement, je ne sais pas… Je vois mal en écrivain reconnu s’avouer participer à des ateliers d’écriture à la sauvette comme ça…
Pierre Fankhauser : Un écrivain reconnu, qu’est-ce que c’est ? Un écrivain reconnu, je pense, ça sert principalement à une chose : ça sert à parler de lui. Je connais cet écrivain, il est reconnu. Et qu’est-ce que je fais en disant ça ? Ça veut dire que moi, j’y connais quelque chose en littérature, moi, je sais ce qu’est un bon texte, donc je peux dire que cet écrivain est reconnu. Mais d’ailleurs, j’insiste un peu là-dessus parce que la reconnaissance est un des thèmes du livre, si j’ai écrit ce livre-là, Bergstamm, c’était pour me libérer en grande partie de ce besoin de reconnaissance, de ce besoin d’exister à travers l’écriture, qu’on me dise : Mais c’est très bien ce que tu fais, c’est intelligent, bravo, on va te publier, on va donner des prix, c’est vraiment formidable ! Je me suis rendu compte que ce besoin de reconnaissance que j’avais, c’était quelque chose qui m’empêchait d’écrire, qui m’empêchait de faire ce dont j’avais envie, qui m’empêchait d’être libre en écrivant. Et je me suis dit : OK, ça m’empêche de faire ce que je veux, donc on va essayer de s’en débarrasser. Et pour ça, la figure de Chessex, c’était une figure rêvée parce que lui, toute sa vie, il s’est battu pour ça et il s’est battu pour la reconnaissance. Il a eu le prix Goncourt très tôt, mais même ça, ça ne lui a pas suffi. Donc, il était vraiment dans cette soif de reconnaissance qui était quelque chose de très important. Et moi, de voir cet exemple de quelqu’un qui a reçu beaucoup de reconnaissance, qui a reçu le Goncourt, mais aussi plein d’autres prix, etc., ce qui, à l’évidence, n’est pas forcément ce qui l’a rendu heureux, plein et qui lui a permis de se sentir réalisé dans le bonheur. Je me suis dit : Ah, ben, on va travailler là-dessus. On va travailler sur cette figure pour essayer de comprendre ce Chessex que j’ai en moi, c’est-à-dire cette volonté justement de reconnaissance, cette volonté d’être quelqu’un à travers l’écriture. Et comme j’avais compris que c’était quelque chose qui me posait problème et qui empêchait ma liberté plus qu’autre chose, je me suis dit : On va essayer de régler son compte à ce personnage par rapport à cette question de la reconnaissance. Et je dois dire honnêtement que c’est quelque chose qui a presque trop bien marché, en tout cas pour moi. C’est-à-dire que, du coup, ça change le rapport au monde. Parce que quand on est dans le projet, je vais écrire un roman, je vais devenir écrivain, je vais avoir des prix, des articles, etc., on est tendu vers quelque chose. Tout d’un coup, on n’a plus ça. On n’a plus cette espèce de besoin – pas tout à fait, il est encore là, mais moins fort –, ce besoin de tension vers quelque chose. Du coup, on se dit : Mais je suis là, je suis maintenant ! Qu’est-ce qui se passe maintenant ? Je suis avec toi, je suis avec vous, il y a ce moment qui se passe et il faut apprendre à ne plus vivre dans la tension vers, et ça, je pense que c’est ce que je cherchais avec ce livre et c’est ce qu’il m’a apporté, mais je dois apprendre à le vivre maintenant.
Élodie Perrelet : Je te remercie pour cette explication. On va passer à tes publications antérieures, rapidement, si tu es d’accord. Parler, par exemple, de Sirius, qui est sorti en 2014 aux éditions BSN Press, je ne reviens pas trop sur l’intrigue dont on a beaucoup parlé, mais enfin, il s’agit de la stupéfaction en Suisse en découvrant les suicides de l’Ordre du Temple solaire. Donc, dans ton livre, tu plonges le lecteur dans l’ambiance très particulière d’une secte que tu appelles l’Association. Et c’est un livre qui n’est ni vraiment un témoignage, ni vraiment un roman. Ça serait plutôt, tu m’arrêtes si je me trompe, un texte hybride qui offrirait une multitude de points de vue sur la réalité de ce suicide collectif, justement. Il me semble qu’on a dit de ton récit qu’il rappelait un peu le Nouveau Roman, en cela qu’il n’a pas de réelle intrigue et qu’il faudrait voir ton livre, je cite : Comme une spirale qui entraîne des fragments de récit et qui les fait converger jusqu’au dénouement. Le style, quant à lui, est plutôt simple, des phrases courtes, une écriture blanche. Est-ce que tu trouves, par exemple, cette comparaison avec le Nouveau Roman adéquate, sachant que je pense à Butor, qui a enseigné à Genève plusieurs années ? Et puis, quid de ce style tellement différent, on le verra, de celui de Bergstamm ? Comment ils se sont imposés à toi ? Est-ce que ça s’est fait naturellement ?
Pierre Fankhauser : Alors, la réponse, c’est oui. (rires) Quand on a un texte, et ça j’ai mis du temps à le comprendre, le texte sait très bien comment il a envie d’être écrit. Il a une toute petite voix qui dit : J’aimerais être écrit comme ça ! Au début, on n’entend pas bien, on a l’oreille qui n’est pas très développée et, petit à petit, peut-être que c’est le texte qui parle le plus fort, peut-être qu’on a l’ouïe qui se développe, mais on comprend mieux comment il veut être écrit. Alors là, je ne veux pas m’étendre sur Sirius maintenant, parce que c’est pas le sujet de la soirée, mais en deux mots, moi, ce qui m’intéressait, pour le Nouveau Roman, peut-être plus que Butor, je me suis beaucoup appuyé sur Claude Simon et Robert Pinget, Pinget qui était du coin aussi, avec cette idée de faire que le lecteur lui-même puisse créer l’intrigue, puisse comprendre, rassembler les morceaux pour créer l’histoire. J’ai fait pas mal bosser le lecteur, certaines personnes pensaient que je le faisais un peu trop bosser, mais c’était difficile de trouver l’équilibre. Sirius avait besoin d’une écriture comme ça, très condensée, presque de la prose poétique, très dense, autant que Bergstammavait besoin d’une écriture qui était, enfin, j’ai commencé à écrire au plus-que-parfait, je n’ai jamais écrit de ma vie au plus-que-parfait et je me suis rendu compte qu’en fait, c’était ce temps-là qu’il fallait. Après, on peut dire que, psychologiquement, c’est pour que ce soit très loin du passé, très éloigné, etc. Ça donne quelque chose de très lourd, très pompeux, je parlais de l’esthétique gâteau de mariage. Là, on a de longues phrases interminables, on va en lire quelques extraits. Mes lecteurs se plaignent souvent, en général, que c’est illisible au niveau de souffle, parce que c’était compliqué d’arriver au bout d’une phrase d’une traite.
Élodie Perrelet : Je confirme…
Pierre Fankhauser : Mais j’avais besoin de ça et c’était ma manière aussi de me moquer, mais gentiment, de la littérature. C’est pour ça que c’est doré aussi, c’est un livre doré, je déteste le doré, je trouve ça horrible, mais je trouvais que par rapport à ce livre, c’était ça qu’il fallait : c’est clinquant.
Élodie Perrelet : Est-ce que je suis d’accord ? On parle un tout petit peu d’Abécédaire ou tu aimerais qu’on en vienne à Bergstamm maintenant ?
Pierre Fankhauser : On peut dire un demi-mot d’Abécédaire.
Élodie Perrelet : Je peux te poser une demi-question, alors ?
Pierre Fankhauser : J’aurai une demi-réponse.
Élodie Perrelet : Alors, par rapport à cet Abécédaire que tu traduis, donc la première traduction française des poèmes du Chilien Pablo Jofré, j’avais envie de te demander comment tu te confrontes à la difficulté de la traduction, surtout de poèmes qui ajoutent, j’imagine, quelques degrés de difficulté supplémentaire étant donné l’abstraction qu’ils peuvent avoir.
Pierre Fankhauser : Non, c’est facile.
Élodie Perrelet : C’est facile ?
Pierre Fankhauser : C’est hyper facile ! Je pense que plutôt que parler du recueil, je vais juste lire un poème en espagnol et en français, je pense que ce sera plus parlant. En deux mots, c’est vraiment essayer de comprendre le geste qui est à l’origine. Qu’est-ce que le poète a voulu faire ? Et plus on essaye de coller aux mots originaux, plus on risque de s’éloigner de la volonté, donc l’idée c’est d’essayer de comprendre le geste et de refaire quelque chose de plus ou moins similaire dans sa propre langue. Mais si tu es d’accord, je vais peut-être juste lire un poème en espagnol et en français avec Jacques Siron à la contrebasse.
(lecture)
Pierre Fankhauser : Si je peux juste faire une petite parenthèse, je suis très ému d’être accompagné par Jacques Siron, parce qu’il a écrit un livre qui était longtemps sur ma table de nuit et, je le lui ai dit tout à l’heure, je l’ai ressorti : il est de nouveau sur ma table de nuit ! C’est un grand livre, un grand essai sur l’improvisation musicale qui s’appelle La partition intérieure et, moi, dans une autre vie, j’étais musicien, j’étais musicien de jazz, je jouais de la flûte traversière, et son livre a vraiment été une grande source d’inspiration pour moi. Donc voilà, le monde est bien fait. Il est là !
Élodie Perrelet : Alors, venons-en peut-être à ce livre doré. Donc, je vais essayer de vous faire une courte présentation de Bergstamm, sans bien entendu dévoiler quoi que ce soit de l’intrigue. Tout d’abord, quelques mots : le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agit d’une fiction qui est pour le moins complexe. Tu ne vas pas me contredire là-dessus. On reviendra un peu plus tard sur cette complexité. Mais voilà, un livre qui s’adresse à mon sens à des lecteurs plutôt bien réveillés et je le déconseillerais, par exemple, un petit matin du 1er janvier, après une soirée un peu trop arrosée : alors, comment présenter ce roman-là ? Comment faire le pitch en quelques lignes ? Le roman se passe donc à Lausanne, au gymnase de la Cité, et on découvre que les gymnasiens surnomment leur professeur de français Dieu depuis que l’un de ses ouvrages a obtenu le prix Goncourt. Et puis, un jour, miracle, Dieu va venir parler de l’un de ses romans dans la classe de Walter Bergstamm. Et, dès lors, le jeune va se rêver lui aussi écrivain. Alors, il est très surpris quand le grand auteur, à qui Walter a montré timidement ses poèmes auparavant, lui propose de les lire lors d’une soirée culturelle accompagnée des pas de Caudélia, une très jolie danseuse espagnole qui se trouve être elle aussi une élève de Dieu et qui semble, en plus, avoir obtenu une relation sentimentale avec le vieil enseignant. Sans rien dévoiler de l’intrigue, je dirais déjà que Dieu et Walter Bergstamm se disputent les faveurs de Caudélia, mais que leur rivalité s’étend, on le comprend vite, bien au-delà d’une rivalité uniquement sentimentale ou amoureuse, mais qu’elle s’étend sur un autre registre qui est l’écriture. Dans cette fiction complexe, Pierre, tu rends compte de la fascination et du rejet qu’engendre alors une relation pédagogique pour le moins ambiguë.
Pierre Fankhauser : Ça a commencé comme ça : j’étais à Buenos Aires, j’écrivais dans le café où j’écrivais habituellement et Jacques Chessex est entré dans le café. Du coup, ça m’a fait un coup au cœur et je me suis dit : Oulala, qu’est ce qu’il fait là ? Pourquoi il vient dans ce café où j’écris, justement ? Et, bien sûr, ce n’était pas lui, c’était un homme relativement âgé qui lui ressemblait vaguement. Il a été s’asseoir un peu plus loin, au fond du café, sous la télévision. Je ne sais pas ce qu’il a commandé, mais moi, je me suis mis à écrire. Je me suis dit : Ah, si ça me fait encore autant de choses, autant d’années après, c’est que j’ai quelque chose à écrire autour de ce bonhomme. Parce que toute la partie qui se passe au gymnase de la Cité, la partie Bergstamm jeune, on dira, c’est strictement autobiographique. Ça m’est arrivé, j’ai eu cette rencontre dont tu as parlé, effectivement, j’ai vécu ça avec cette fille qui était, je l’ai compris après, sortie avec lui. On est sortis une année ensemble. Après, elle est ressortie avec Chessex. C’est une histoire, comme souvent avec lui, assez compliquée. Chez Chessex, il y a vraiment toujours les côtés ombre et lumière. Vous qui le connaissez, vous savez qu’il a ces côtés-là. Le côté lumière, c’était la possibilité d’écriture, c’était dire : Voilà, on peut vivre en écriture, c’est une vie possible, c’est une vie qui peut être souhaitable. Et ça, je n’en avais aucune idée, j’ai découvert ça, jeune collégien à l’époque, avant le gymnase dans le canton de Vaud. Et, l’autre côté, alors c’était son obsession pour les jeunes femmes, les très jeunes femmes, souvent ses élèves, les mères de ses élèves, il prenait un peu tout ce qui lui passait sous la main, et il y avait aussi cette forme de jalousie, et par rapport aux femmes et par rapport aussi aux succès littéraires : il voulait se garder la place pour lui. Il ne suffisait pas qu’il ait de la réussite, il fallait qu’il n’y ait pas trop de monde qui ait de la réussite autour de lui. Donc, il se faisait un petit peu d’espace, et justement, dans cette vision de l’écriture comme quelque chose qui permet de se réaliser, d’exister, à celui qui écrira le mieux, à celui qui aura la plus jolie compagne, etc. Moi, je me suis senti très vite à la fois attiré par cette manière de voir les choses et complètement désemparé par rapport à cet homme qui avait toute cette expérience, qui avait toute cette habitude, tout ce talent, etc. Donc, j’ai une relation assez particulière. Le problème que j’ai eu, c’était qu’en fait on est très proches sur beaucoup de points dans nos manières de fonctionner, peut-être une forme de susceptibilité qu’il peut avoir, moi aussi. On a pas mal de choses qui nous rapprochent, mais je pense qu’une des choses qui nous différencie, c’est qu’il est quelqu’un de passablement louvoyant, qui aime le renard, il aime bien cet animal-là, il a cette manière d’être, et justement, avec ça, c’est assez difficile de savoir où on en est avec lui. Il n’arrête pas de dire qu’il dit les choses telles qu’elles sont, mais il n’agit pas forcément par rapport à ses paroles. Alors que moi, j’ai essayé, de manière peut-être un peu naïve, de tenir une sorte de cap, de dire ce que je faisais, de faire ce que je disais, d’être direct. Et ça, ça a créé une relation assez étrange, l’anecdote de Buenos Aires que je viens de décrire en est la preuve. Moi, c’était Chessex que j’avais sur l’épaule qui m’empêchait d’écrire, qui me disait : Ouais, mais ton truc, c’est pas mal, mais il faudrait encore peu de boulot, est-ce que tu peux vraiment arriver à quelque chose ? Et c’est pour ça que je me suis dit : Ah ah, tu veux m’empêcher d’écrire, tu veux m’empêcher de prendre ma liberté ? Ben, on va travailler ensemble et on va voir ce qu’on peut faire pour la gagner, cette liberté.
Élodie Perrelet : Merci pour ces explications. Mais pour que l’auditoire, peut-être, comprenne mieux de quoi il s’agit à part Chessex, il y a dans ton roman trois écrivains qui se déduisent un peu les uns des autres. Est-ce que tu pourrais nous les présenter ?
Pierre Fankhauser : Alors oui, il y a Dieu, c’est Chessex. C’est une vision à peine exagérée de ce qu’il pouvait être. Walter Bergstamm, c’est le jeune héros qui va vieillir, qui va devenir écrivain, qui va écrire des choses qui ressemblent beaucoup à ce que fait Chessex, d’ailleurs, étonnamment. Et après, il y a Marc Barrault, qui serait une sorte de troisième génération, qui va essayer d’avoir une écriture beaucoup plus directe, beaucoup plus simple. Il y a là trois générations : Chessex qui veut le succès, mais qui fait la place autour de lui, qui ne veut pas de concurrence, Walter Bergstamm qui va obtenir aussi le Goncourt, très jeune, 20 ans, le plus jeune Goncourt qu’on n’a jamais vu, qui va lui encore chercher la reconnaissance, mais avec une forme de partage, de générosité avec entre autres, Marc Barrault, qu’il va aider à écrire son livre, et Marc Barrault, qui, lui, essaye justement d’écrire sans cette reconnaissance, de se départir de ça et d’être vraiment plus dans le partage d’une écriture, d’une envie de quelque chose. Donc voilà, c’était ces trois générations qui représentent un peu peut-être ce que j’ai été adolescent, avec ce besoin de reconnaissance, jeune adulte, avec cette bataille contre le besoin de reconnaissance, puis maintenant, avec un rapport un peu plus tranquille à ce que c’est d’écrire.
Élodie Perrelet : Et puis, dans ton ouvrage, il y a aussi deux romans dans le roman, il y a à la fois La Double Passion de Walter Bergstamm et puis Sous le regard de Dieu. C’est difficile de parler de ces deux romans dans le roman sans dévoiler l’intrigue. Je ne sais pas ce que tu en penses.
Pierre Fankhauser : Je pense que c’est absolument impossible. Ça fait partie des coups de théâtre, des coups de théâtre formels, narratifs, des coups de théâtre dans la structure. Donc, peut-être juste dire que, pour moi, c’était utile d’imaginer que ce ne soit pas forcément moi qui écrivais, mais que ce soit quelqu’un d’autre qui écrive ces livres. Donc ça prenait de la distance et, du coup, ça me donnait plus de liberté : c’est pas moi qui écris, c’est quelqu’un d’autre, c’est le personnage. C’est une forme qui m’a donné la liberté d’aller plus loin. Autant, dans Sirius, le formalisme m’a permis d’aller au plus près de mon sujet, autant là, cette structure enchâssée, emboîtée, ça m’a permis d’aller, là aussi, au plus près de mon sujet, par un autre bout.
Élodie Perrelet : Et c’est maintenant que je vais demander de faire ta lecture. Tu m’as dit que tu avais envie de lire le chapitre 15 et je te demanderai après pourquoi tu as choisi ce passage-là.
(lecture)
Élodie Perrelet : Merci, merci pour ce beau passage de ce texte ! Est-ce que tu peux nous expliquer, si c’est explicable, le choix de ce passage-là ?
Pierre Fankhauser : Alors oui, je crois que ça synthétise vraiment ce que j’ai essayé de dire tout à l’heure. C’est ce rapport à l’écriture, à travers l’objet qui est là, la machine à écrire, cette sorte de rapport un peu magique. On pense que si le grand écrivain a écrit sur cette machine, moi, jeune écrivain en herbe qui a envie de devenir grand écrivain aussi, je vais écrire des choses intéressantes. Vous avez peut-être déjà essayé. Est-ce que ça marche ? Non, ça ne marche pas. Ce qui me plaisait aussi, c’est qu’il y a les deux thématiques, la thématique de l’amour, Walter vient de faire l’amour pour la première fois avec une femme, il a encore ces souvenirs qui sont en lui, et il se dit : Voilà, c’est vraiment une bonne matière d’écriture. Alors si j’ai cette matière-là, la machine à écrire de Dieu, je vais faire un livre formidable ! Et on voit que ça va sur quelques lignes, sur quelques paragraphes, on a l’énergie, mais après, comme disait l’autre, c’est du boulot, c’est du travail, on apprend à le faire. Et par rapport à ce que tu disais tout à l’heure sur l’inspiration, je ne sais plus quel peintre, je crois que c’était Picasso, disait : Si l’inspiration arrive, ce serait mieux qu’elle me trouve en train de travailler. Je crois que c’est le simple résumé.
Élodie Perrelet : Je te remercie. Alors juste pour rentrer encore un petit peu plus dans le roman, entre la juxtaposition de ces deux romans dans le roman, il va s’insérer un interrogatoire qui est celui d’un dénommé Marc Barrault, interrogatoire qui va assez vite se porter sur un événement qui n’est pas sans rappeler les circonstances de la mort de Chessex. Pour rappel, Jacques Chessex se rend dans une bibliothèque à Yverdon pour l’adaptation d’un de ses livres qui avait fait beaucoup scandale, La confession du pasteur Burget Chessex va être interpellé par un homme qui lui reprochera sa défense publique de Polanski, ce qui provoquera assez vite une crise cardiaque, et Jacques Chessex s’effondre dans cette librairie. Pierre, dans ton ouvrage, tu vas transposer cette scène dans une bibliothèque aux Diablerets cette fois. Alors, certes, l’interpellation fatidique ne va pas du tout porter sur Polanski, mais ce qui est sûr, d’après moi, c’est que c’est la première fois qu’il y a un élément de la biographie de Chessex qui apparaît clairement dans Bergstamm, c’est-à-dire qu’avant, j’ai retrouvé dans ton ouvrage des scènes qui rappelaient les livres de Chessex comme Hosanna, où il y a beaucoup de points que j’ai pu retrouver, L’éternel sentit une odeur agréable aussi, où on retrouve beaucoup des thèmes de ton livre. Et puis il y a L’Ogre, bien entendu, mais c’était vraiment la première fois qu’il y avait un élément biographique de Chessex. Est-ce qu’il était nécessaire pour toi de placer justement quelque chose de l’ordre de la biographie ?
Pierre Fankhauser : Alors, déjà, le premier élément, c’est le Maître qui a eu le Goncourt : un auteur suisse qui a eu le Goncourt, il n’y en a pas eu cinquante, donc là, il était clairement reconnaissable. Alors, par rapport à cette scène, je trouvais que c’était trop beau pour être vrai, c’est vraiment une mort qui est très littéraire, qui est très théâtrale, je n’arrivais pas à ne pas l’utiliser. Mon but après, c’était d’en inverser le sens. Chessex est mort par rapport à ces questions de pédophilie, de Polanski, d’amour avec de jeunes femmes. Bien sûr, Chessex, ça le touchait de très près par rapport à sa propre vie. Et après, ses dernières paroles, pas tout à fait ses dernières, mais presque, c’était : Si ce monsieur veut actionner la guillotine, qu’il le fasse. On a quelque chose de très théâtral, de très fort. Et moi, ce que j’ai voulu, sans trop dévoiler de l’intrigue, c’est transformer ça par amour : la personne qui va s’adresser à lui va lui dire qu’il l’aime – lui, ce sera Walter Bergstamm dans le livre, Walter Bergstamm vieux – et qui lui dit : En fait, je t’aime comme tu es, que tu aies écrit ce que tu as écrit, pas écrit, ce que tu as copié, pas copié, je m’en fous, c’est toi que j’aime, c’est toi pour qui tu es et pas pour ce que tu fais. Et ça pour Walter Bergstamm vieux, c’est insupportable, il ne peut pas le digérer, donc ça le fait mourir. Il meurt simplement de cet amour vrai. Il a vécu sa vie dans une construction : je suis un grand écrivain. Je discutais avec Raphaël Aubert et il me disait : où il était très fort, Chessex, c’était la figure de l’écrivain, choisir le papier, le stylo, etc., vraiment ce qui fait écrivain. Et moi, c’est vraiment ce qui m’intéresse de moins en moins. Faire écrivain, là, on est ensemble, on est dans une réunion littéraire, là je fais écrivain parce que je suis là en train de parler avec vous. Mais c’est vraiment pas la partie du job qui m’intéresse le plus. C’est vraiment, de plus en plus, essayer d’être dans l’histoire, de comprendre l’histoire, de sentir l’histoire, de voir ce qui doit être raconté. Et puis après, si ça peut être édité, si ça peut être lu, eh bien tant mieux. Moi, ce qui me plaisait, justement, c’était d’inverser ce signe-là, d’avoir ce signe de vérité. Après, effectivement, ce livre est truffé de passages de Chessex que j’ai à la base copiés-collés et après que j’ai retravaillés, que j’ai modifiés. Vous pouvez vous amuser si vous connaissez bien l’œuvre de Chessex : des chapitres de L’Ogre, des parties d’Hosanna, différents éléments que j’ai repris. J’ai eu deux liens directement avec Chessex : il y a eu avec cette fille qui s’appelle Caudélia dans le livre et un de mes amis du gymnase, qui s’est suicidé en troisième année. Et après, il s’est avéré qu’en fait, Chessex sortait avec la mère de son copain. Alors, c’est pas Chessex qui a poussé ce copain au suicide, mais ça n’a peut-être pas forcément beaucoup aidé dans le contexte. Et après, ce qui m’a beaucoup énervé, ce qui m’a poussé aussi à faire une partie de la dernière version du manuscrit, c’est qu’entre autres dans Hosanna, Chessex parle d’un personnage qu’il appelle le Visage et qui peut ressembler à cet ami. On m’a dit après qu’il y a peut-être un autre cas qui était similaire, il y en peut-être trois, quatre ou cinq autres, je ne sais pas, mais moi, ce qui m’a fait beaucoup réagir, c’est que Chessex, lui aussi, je pense qu’il sentait une forme de poids ou de responsabilité, ou quelque chose en rapport avec ce suicide, et dans ce livre, il en parle et essaye de se donner un beau rôle : J’ai tout fait pour essayer de le comprendre, etc. Alors que moi, j’avais l’autre version de l’histoire et ça m’avait révolté. D’ailleurs, le personnage le dit au début : Oui, j’ai lu ça, ça m’a révolté, etc. Donc j’ai mis tout ça dans le livre pour essayer justement de trouver une écriture qui cherche la liberté, qui cherche la justesse et pas justement la construction, que ce soit d’une figure, que ce soit d’une vérité comme sur Facebook ou sur les réseaux sociaux : on essaye d’avoir un rôle, de se construire un soi qui est aimable, qui est regardable. De plus en plus, moi, la littérature, j’ai envie d’arriver à une image simple, une image directe et pas à une construction.
Élodie Perrelet : Je voulais aussi interroger, je vais t’embêter avec ça, sur la construction narrative parce que je pense qu’on va tous se poser des questions en lisant ce livre, si d’aventure je n’avais pas suffisamment insisté sur ce point, la construction de Bergstamm est un petit peu complexe. En ce qui me concerne, mais c’est aussi parce que j’ai préparé l’entretien, il m’a fallu prendre des notes pour ne pas toujours m’emmêler les pinceaux dans le roman dans le roman et l’autre roman dans le roman. J’ai même fini par acheter un carnet que j’ai séparé en trois parties avec le premier roman, l’interrogatoire qui est au milieu, le deuxième roman, pour pouvoir après lire chacune des parties, être au clair. Personne ne m’a demandé de le faire, c’était parce que je savais que je devais bien comprendre le topo, mais c’est tout de même un livre à la fois magnifique, mais assez ambitieux, disons, pour le lecteur.
Pierre Fankhauser : T’es pas en train de faire de la pub… Il y a peut-être trois ou quatre personnes qui avaient plus ou moins envie d’acheter un des exemplaires…
Élodie Perrelet : Mais j’ai dit que ça valait le coup !
Pierre Fankhauser : Si jamais, je vous offre les carnets avec… Comme ça, vous pouvez prendre vos notes et arriver au bout du livre… Maintenant, on va prendre une petite heure, une heure ou deux : je vous donne le mode d’emploi et après vous achetez le livre… Non, gag à part, je pense que, et ça, j’en suis toujours persuadé, si c’est compliqué, si les gens se perdent, c’est parce qu’il y a un truc qui n’a pas été trouvé. Tu parlais d’ambitieux tout à l’heure, moi, je dirais que peut être que ça fait partie du côté inachevé du projet. Moi, ça faisait 11 ans que j’écrivais ce livre. J’ai su qu’il y avait des choses qui allaient être organisées pour les 10 ans de la mort de Chessex, en octobre l’année dernière. Pour finir, ils n’avaient pas fait grand-chose, je crois que plus personne ne s’intéresse vraiment à ce personnage. Il y a encore des livres qui sortent autour de lui, mais il a perdu cette aura qu’il pouvait avoir à l’époque. Et moi, je me suis donné ce deadline, j’ai demandé à mon éditeur, c’était en janvier de l’année passée, s’il avait de la place en octobre et il m’a dit : Oui, il me faut le manuscrit fin mai. Alors, de janvier à mai, j’ai bossé comme un fou pour essayer d’arriver au bout et je pense que ça fait partie d’une des choses du livre qui ne sont pas tout à fait abouties, mais je pense que ça fait partie aussi du sujet. Il y a cette idée, justement, de réflexion sur l’écriture, sur cette question de la liberté de l’écriture, et je pense que pour pouvoir, moi, arriver au bout de mon sujet, il fallait que j’aie une structure qui me protège un tout petit peu. Sirius avait une structure très complexe qui me protégeait beaucoup. Là, c’est une structure assez complexe qui me protège un petit peu et j’ose espérer que les prochains romans seront beaucoup moins complexes et me protègeront moins, que j’aurai moins besoin de me sentir protégé et que je pourrai me livrer de manière plus simple et plus directe.
Vincent Aubert : Est-ce que je peux lire un passage ? Pour aller dans le sens d’Élodie, ça tient un petit peu du Rubik’s Cube, quand même. Je vais encore même parler d’un personnage dont on n’a pas parlé, il me semble qu’il y a un dénommé Bachmann.
(lecture).
Vincent Aubert : Alors si j’ai choisi ce passage, c’était parce qu’on a là un autre avatar de Chessex, quelque part, ce dénommé Bachmann, je ne sais plus d’où il sort, et que ce Bachmann-Chessex-Dieu, tout d’un coup, on s’imagine presque rencontrer vraiment le vrai Dieu. Et aussi deux autres choses : il est souvent question de la mort et c’est l’un des seuls endroits où il y a presque un paysage, presqu’une lumière, on doit être à Ropraz je suppose, quand il parle à la fin, mais il y a de temps en temps, alors qu’on est dans le gymnase ou à l’Évêché ou vers la cathédrale, il y a de temps en temps des ouvertures sur un paysage qui pourrait exister.
Pierre Fankhauser : Déjà, de manière simple, ce personnage qui s’appelle Werner Bachmann, en fait, c’est Walter Bergstamm vieux, qui écrit sous pseudonyme, parce que JC, JC, JC, Jean Calmet, Jacques Chessex, etc.
Vincent Aubert : Jeanne Calmant…
Pierre Fankhauser : Aussi, j’y avais pas pensé… Peut-être, pour ceux qui le connaissent bien, vous avez entendu la voix de Jacques Chessex dans ce chapitre, vous avez eu raison : c’est presque que du Chessex. C’est du montage de différentes différentes parties, de nouvelles, de romans, d’interview de Darius Rochebin dans Pardonnez-moi, c’est pratiquement à cent pour cent du Chessex, mais c’est des morceaux que j’ai mis comme ça. C’est cette voix que j’ai prise. Et pour moi, c’était aussi tout le travail de me dire : déjà, est-ce que je peux, est-ce que j’ose, etc., parler de Chessex avec du Chessex ? Après, je me suis dit : Oui, j’ose. On peut faire ce qu’on veut, on écrit ce qu’on veut, on essaye. Et ça faisait partie justement de cette expérimentation de parler de l’autre avec la voix de l’autre, avec ses propres mots, tout en changeant quelques signes, en intervertissant un petit peu des choses. Donc, en écoutant cette lecture, je me suis dit : Mais oui, c’est vrai que c’est vraiment très, très, très chessexien.
Élodie Perrelet : Pierre, j’ai eu parfois l’impression d’un livre un petit peu éclaté en trois parties. J’ai par exemple repensé au tableau de Guernica et à l’éclatement de cette œuvre magistrale qui raconte évidemment l’effroi et la guerre. J’ai pensé aussi à une grande partie de l’œuvre picturale du début XXe. Je me suis demandé ce que racontait l’éclatement, peut-être dans ton récit. Et est-ce que cette structure choisie ne serait pas une narration en tant que telle ?
Pierre Fankhauser : Alors, je vais faire court. Parce qu’on arrive un peu en bout de rencontre, j’ai l’impression : je sens le champ d’énergie là qui commence à…
Élodie Perrelet : Tu as encore du temps !
Pierre Fankhauser : D’habitude, c’est moi qui pose des questions, je sens l’atmosphère dans la salle, alors je me dis : Mais est-ce qu’on va arriver à les tenir encore un moment ? Je vais peut-être plutôt rebondir d’abord sur ce que tu as dit tout à l’heure par rapport au besoin de comprendre, de faire un carnet, etc. J’ai répondu par la boutade, mais là je vais répondre de manière un peu plus sérieuse. Je pense que c’est l’idée de se laisser aller, c’est-à-dire de ne pas essayer de comprendre ou de se dire : Mais c’est quel personnage ? Et celui-là, c’est le reflet duquel ? Non. Simplement essayer de se laisser aller dans l’histoire, se laisser imprégner par ces différentes approches. Quelque part, il y a un, deux, trois personnages dans ce livre. Il y a plein de noms, mais en fait, ce sont des reflets différents, différentes facettes. Donc, je pense que, et c’est encore plus valable pour Sirius, mon premier roman : plus on essaye de comprendre, moins on comprend. C’est radical.
Élodie Perrelet : Mais j’ai jamais dit au public d’acheter un carnet en trois parties ! Comme je te reçois, j’étais un petit peu obligée de comprendre…
Pierre Fankhauser : Ce que je veux dire par là, c’est le vrai mode d’emploi de lecture, qui tient vraiment en une phrase : laissez-vous aller au texte. Allez, laissez-vous prendre par les personnages, par les couleurs. On a eu déjà deux couleurs assez distinctes dans ses lectures et c’est vraiment l’idée de voir ce que c’est de vivre en écriture, ce que c’est de vivre en écriture quand on veut exister à travers l’écriture, quand on a l’impression qu’on n’existe pas si on n’écrit pas, qu’on n’est personne si on ne le fait pas. Et puis vivre en écriture, comme celui qui fait ses paniers en osier, c’est quelque chose qu’on sait faire, qu’on apprend à faire, qu’on fait de mieux en mieux, qu’on partage. Mais on n’existe pas moins si on n’écrit pas, on n’est pas moins si on n’est pas dans l’acte d’écriture, dans l’acte de création. Et je pense que ce livre, c’est vraiment ça. Si ça peut amener à se poser des questions, de se dire : pourquoi est-ce que je fais ce que je fais ? Que ce soit l’écriture, que ce soit autre chose, soit le trading, que ce soit les cours de tennis ou j’en sais rien, de se dire : voilà vers quoi je tends ? Est-ce que je tends vers quelque chose ? Et puis se dire : mais, plutôt que tendre, est-ce que je pourrais simplement être ? Là, maintenant, vous êtes assis là. Je suis assis ici. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe dans mon corps ? À quoi je pense ? Je ne pense pas. C’est proche de cette idée de la pratique de la méditation, pour ceux d’entre vous qui ont cette pratique-là. Il y a deux jours dans la semaine où on ne peut rien faire : c’est hier et c’est demain, donc il y a juste à être, être là et je pense que la pratique de l’écriture, et peut-être encore plus la pratique de la poésie, est quelque chose qui permet justement, qui aide à être là. Jacques, tu fais des choses qui sont dans le moment, on a une présence, une histoire qui se refera jamais plus parce que c’était celle de ce moment-là. J’avais lu un article sur les connexions cérébrales du musicien de jazz qui improvise. Il y a des chemins qui sont beaucoup plus rapides, beaucoup plus directs. Ça fait beaucoup moins de détours parce que les musiciens arrivent à concentrer tout un savoir dans un seul moment, dans un seul geste, dans une seule seconde. Et moi, c’est à ça que je tends. C’est-à-dire que pour moi, l’écriture, je verrais ça de plus en plus plutôt comme une pratique méditative, une pratique de présence à soi, de présence au monde, présence, de présence à l’écriture. Et si c’est juste, si ça marche, s’il y a cette présence, il y a un alignement, il y a une justesse et ça, le lecteur le reçoit, le lecteur peut s’en nourrir, le lecteur peut lui-même se sentir plus aligné, se sentir plus juste, se sentir plus dans l’instant. Alors, c’est pour ça que ce que j’ai fait jusqu’à présent, parce que je découvre en faisant, est totalement imparfait par rapport à ce but-là. Mais c’est en essayant de le faire, en essayant de faire chaque fois un livre qui est plus juste, qui est plus simple, plus direct, qui est plus présent, d’arriver à justement, moi vivre des expériences en essayant de l’écrire, en écrivant, que je peux essayer de permettre au lecteur, à celui qui sera éventuellement intéressé à le lire, de vivre une expérience qui sera forcément différente, mais qui sera peut-être de la même couleur, une présence à quelque chose, une présence à l’instant de la lecture.
Vincent Aubert : La réponse est sympathique, mais il me semble que vous bottez un peu en touche la structure dont parlait Élodie dans Guernica : la destruction des animaux, de l’ampoule, des taureaux, etc., donne la violence. Mais dans la structure, parce qu’on n’est forcément que lecteur ici, la structure dans Bergstamm, qu’est-ce qu’elle donne dans la narration de ce qu’on lit en tant que lecteur, on est dans un miroir cassé, mais, en voyant Picasso, le tableau de Picasso, on sait ce que c’est qu’un taureau, on sait ce que c’est qu’une ampoule, on sait ce que c’est qu’un cheval, mais ici, on ne sait pas les parties éclatées, on ne sait pas ce que c’est, on n’a pas le tout.
Pierre Fankhauser : Alors, ce qu’on sait ici, c’est qu’on a, pour autant peut-être qu’on comprenne le mécanisme du livre et peut-être que justement, il n’est pas assez clair, mais on a des éléments qui sont en écho, qui sont en miroir, des éléments qui sont dans une forme de réalité et des éléments qui sont une forme de mise en fiction, de mise en livre. Alors s’il y a une chose que j’ai essayé de faire avec cette structure-là, c’est de me demander, en fait : qu’est ce qui se passe quand on met en livre ? Qu’est ce qui se passe quand on met en histoire ? Qu’est-ce qu’on choisit ? Je pense à Ricœur, à l’herméneutique, la science du récit, il dit : à partir du moment où on met en récit, on fait des choix, il y a des éléments qu’on va choisir, on choisit un ordre, on a un point de vue, on apporte un savoir, il y a une réflexion. Le simple fait de mettre en récit, ça met en réflexion. Donc l’idée de cette structure, c’était de voir comment est-ce que la personnalité de l’écrivain, parce qu’il y a trois écrivains dans ce texte. Comment est-ce que chacun, à sa manière, avec son point de vue, avec son vécu est travaillé par la mise en texte ? Comment est-ce que chacun fait de son mieux ce que j’ai essayé de dire tout à l’heure, mes belles paroles, comme vous disiez, et comment chacun, à sa manière, essaye de faire ça. Comment chacun, à sa manière, essaye d’être juste. Chessex, moi je suis convaincu qu’il essaye d’être juste. Il faisait tout ce qui pouvait pour l’être et il l’était par moments. Vous le connaissez, il y a des pages qui sont formidables, qui sont absolument justes et d’autres pages qu’on lit de lui, on ouvre le livre, on se dit : Ah, c’est salaud, c’est quelqu’un qui a écrit comme Chessex et qui se moque de lui, qui exagère, etc. Après, on regarde : Ah non, c’est Chessex qui a écrit. Donc il était lui-même dans une sorte de sillon dont il n’arrivait pas à se sortir. Et moi, c’est ce que j’essayais de faire dans ce livre, c’est d’essayer de voir plusieurs écrivains qui essayent d’avoir une justesse, d’avoir un rapport au monde, et on voit que ça donne des choses complètement différentes entre eux. Entre l’extrait de la machine à écrire qui est écrit par l’un de ces écrivains et l’extrait que vous venez de lire maintenant, on voit qu’on a une manière de mettre le monde en mots qui n’a rien à voir. Et je pense que toutes se valent. Ce que j’avais envie de faire, c’est de dire : il n’y a pas une solution, il n’y a pas une écriture, il n’y a pas une manière de mettre le monde en mots. Il y a des essais, il y a des tentatives. Il y a beaucoup d’écrivains dans cette salle, vous le savez mieux que moi, on essaye, on a des idées, on a des envies, on a des besoins, on a des fantasmes, on a des rêves et on se dit : Ah, avec ça, je vais essayer de faire un bouquin. Au début, on ne sait absolument pas ce que ça va donner. On a une vague idée, on se dit : Peut-être que ça va être un peu comme ça. Après, on avance et après on a ce livre qui vient. Moi, je pense que c’est cette réflexion sur l’écriture et réflexion, je pense que ça va dans les deux sens du terme, c’est réflexion ici et réflexion dans le miroir piqueté, ce miroir cassé, déformant.
Jacques Siron : Moi, j’aurais une question. Je n’ai pas lu le livre, par contre, j’ai un peu discuté avec Élodie, j’entends les remarques de Vincent. Est-ce qu’une forme orale ne serait pas la forme juste pour pouvoir bien transmettre ce que tu as essayé de dire ? Est-ce que ce n’est pas justement en utilisant la voix et non pas le texte écrit que le lecteur pourrait être embarqué dans quelque chose, dans cet éclatement du récit, sans avoir la tentation de mettre de l’ordre, sans avoir la tentation de prendre un petit cahier, d’essayer de dénouer tous les fils ? Est-ce que la forme orale ne serait pas une forme intéressante pour mieux rendre ce que tu as essayé d’exprimer ?
Pierre Fankhauser : Juste, une toute petite anecdote, je pense qui va dans le sens de ce que tu viens de dire. J’ai reçu un téléphone il y a deux ou trois semaines d’un thérapeute qui essaye d’écrire un livre sur sa vision du monde, sa vision de la thérapie, etc. Il me dit : Ça fait 15 ans que j’écris ce livre, j’arrive pas au bout, j’arrive pas. Alors il me parle un peu de ses méthodes : il est passé par la graphologie, par la kabbale et il me raconte pendant une heure au téléphone sa manière de faire. Et moi, je lui ai dit : Écoutez, je vais volontiers vous aider à écrire votre livre, mais je pense que vous savez très bien le faire. Vous venez de me raconter ça, c’était passionnant. C’était justement oral, il savait très bien le dire, le raconter. Alors, ce que je vous propose c’est qu’on fasse un échange de pratiques. Je viens vous voir dans votre cabinet et vous me racontez votre projet de livre. On enregistre ce que vous me racontez et ça va vous servir de base pour votre écriture. Parce que vous savez ce que vous voulez dire, vous savez ce que vous voulez écrire, le problème que vous avez, c’est écrire un livre. Ça bloque. C’est un livre, je vais faire de la littérature, je vais faire quelque chose de sérieux, etc. Et il m’a dit OK. Alors on s’est vu, c’était samedi, on s’est vu dans son cabinet à Vevey, on a passé deux heures à parler de son livre, on a enregistré ça et après, il m’a fait trois heures de thérapie. On a fait cinq heures non-stop. C’était assez impressionnant. Je suis venu avec mes propres problèmes actuels, j’ai exposé ça. Il m’a donné à travers différents prismes, la kabbale, différents éléments, il m’a donné quelques réponses : je suis beaucoup plus au clair sur ce qui je suis. Après, la deuxième réponse, je dirais que c’est ce qu’on a fait avant : on s’est bien amusé en lisant cet extrait avec ta voix, avec ton improvisation sur ce que tu as fait là. Et moi, je suis convaincu que là, quelque part, je pense que j’ai fait un livre où je me suis moqué de la littérature en faisant des phrases très compliquées, très longues, avec des verbes impossibles. Un ami acteur qui devait le lire pour une performance me disait : On trouve pas le sujet dans tes phrases, on sait pas où c’est ! Moi, je lui dis : C’est fait exprès, c’est fait pour. Donc je dirais que là, on a passé beaucoup de temps à parler de la structure, mais je pense que c’est à peu près la chose qui est la moins intéressante dans ce livre et c’est plutôt une marque de quelque chose qui n’est pas encore tout à fait abouti. Mais par contre, j’avais besoin de faire ce livre et c’était un ami qui m’a dit : Écoute, en lisant, j’ai compris ce que c’était qu’un livre d’apprentissage. Je croyais que c’était l’histoire de quelqu’un qui apprenait quelque chose, etc. Non. Le livre d’apprentissage, c’est d’abord pour l’écrivain. C’est un livre qu’il a besoin de faire d’une certaine manière, à un certain moment, avec ce qu’il sait dans son parcours pour, après, pouvoir poser un truc et passer à autre chose. Et maintenant, j’ai posé ça, je ne ferai plus jamais de ma vie un livre comme ça, de ce type-là, écrit de cette manière-là, le prochain, je ne sais pas encore exactement à quoi il ressemblera, il sera très différent, mais je pense que c’était quelque chose qui était nécessaire justement pour me débarrasser, si possible, de la littérature littéraire, au pire sens du terme.
Jacques Siron : Mais justement, est-ce que dans la mise en voix, il n’y a pas quelque chose d’intéressant aussi ? C’est-à-dire, si tu remets en voix ce que tu as écrit, forcément, tu es dans une dimension que tu n’as pas prévue. Tu as certainement dû le lire, mais le mettre en voix pour un public, on offre déjà un geste d’écriture qui peut-être est plus près de ton intention ou, disons, qui permettrait de rendre ton intention plus claire. Tu parlais de lâcher-prise à propos du lecteur : il ne peut pas revenir en arrière, il ne peut pas se poser des questions. Par contre, il va entendre, c’est ce que j’ai entendu dans ta lecture, on va entendre les phrases, le rythme des phrases, les incisions, les circonvolutions de la langue, les inflexions. Et c’est peut-être aussi ça. Il y a peut-être une espèce de musicalité en soi, un peu abstraite peut-être, mais est-ce que ce n’est pas ça aussi qui pourrait gagner par rapport à ce projet d’écriture ?
Pierre Fankhauser : Alors, écoute, par rapport à ça. J’ai beaucoup travaillé ces derniers temps avec Michel Sauser qui est le directeur du théâtre de 2.21 à Lausanne, qui a aussi une école de théâtre qui s’appelle l’Espace Mont-Blanc. J’ai commencé à prendre des cours de théâtre avec lui. Je n’avais jamais pensé que je le ferais… Mais j’ai commencé en septembre, c’est tout nouveau et ça fait du bien de faire des choses qu’on ne sait pas faire, parce qu’on est toute la journée en train de faire des choses qu’on est censé savoir faire, et là, dans ce travail de lecture, j’ai appris beaucoup de choses sur comment on met les textes en voix, comment on parle de cette manière-là. Michel a eu avait un deal intéressant. Il m’a dit : Écoute, pas de sous entre nous. Tu ne vas pas payer ton cours, tu nous écris une pièce. Tu écris une pièce pour le groupe de théâtre. Il y a du coup une pièce qui s’appelle CO2, que je suis en train de terminer, qui se base sur Greta Thunberg, et là, on est justement dans la voix et dans ce travail-là.
Vincent Aubert : On reste dans les petites filles…
Pierre Fankhauser : C’est une transition habile. Je n’y avais pas pensé. Je vais y réfléchir. C’est aussi cette envie que j’ai d’écrire de plus en plus pour le théâtre. Justement, c’est peut-être aussi mon passé de musicien qui revient, d’improvisateur de jazz : de dire quelque chose dans l’instant, ça a une autre force. Comme tu dis, on ne peut pas revenir en arrière, on est obligé d’être là.
Élodie Perrelet : J’aimerais pour finir lire un extrait du dernier passage qui réunit bien le thème principal de ce livre.
(lecture)
Élodie Perrelet : Ça, justement, c’était le thème que j’avais envie d’aborder maintenant, qui était beaucoup plus lié à cet état de l’écrivain, je pense à Marc Barrault, au troisième avatar dont tu parles, qui est le rapport apaisé à l’écriture, qui n’est plus uniquement obsédé par le besoin de reconnaissance des deux écrivains précédents.
Pierre Fankhauser : Merci Élodie pour cet entretien ! C’est très agréable de pouvoir se contenter de répondre à des questions, de ne pas devoir en poser. Merci à La Compagnie des mots pour cette invitation, Merci à Jacques, merci Vincent pour la musique et la lecture. Merci à vous, vraiment, ça fait chaud au cœur d’être là avec vous. J’espère qu’on aura encore l’occasion d’échanger un peu tout à l’heure autour des tapas. Je me réjouis, merci.
Deux mois après sa sortie, Bergstamm a déjà bien fait parler de lui! Un grand merci pour leurs articles et leurs entretiens à Caroline Rieder dans 24 heures et la Tribune de Genève, Isabelle Rüf dans Le Temps, Amandine Glévarec dans Le Courrier, Iris Jimenez dans La Puce à l’oreille, Geneviève Bridel sur La Première, Christian Ciocca sur Espace 2 et à Francis Richard sur son blog pour cette formidable couverture offerte à ce roman, ceci d’autant plus que les temps sont durs pour la littérature dans la presse écrite et sur les ondes!
Une deuxième lecture de Bergstamm marquera la fin d’une résidence d’écriture de deux semaines au Théâtre 2.21 et s’inscrira dans une journée de lectures et performances dimanche 26 janvier 2020 entre 10h et 18h (brunch et goûter compris) en compagnies entre autres de Benjamin Knobil, Edmond Vullioud, Claire Genoux, Jean-Luc Borgeat et Antonio Albanese.
Michel Sauser, le directeur du théâtre, y lira des extraits du Bergstamm. Des textes écrits durant la résidence seront également présentés et tous les auteurs présents vous proposeront leurs ouvrages en dédicace. Merci à Michel Sauser d’avoir mis sur pied ce projet enthousiasmant à la frontière des pages et de la scène!
Lecture de Bergstammmardi 17 décembre à 18h à la librairie Nouvelles Pages à Carouge dans le cadre du calendrier de l’avent des auteur-e-s organisé par cette librairie.
Derrière les autres petites portes du calendrier, vous avez déjà pu ou pourrez voir, dans le désordre: Ivan Salamanca – Agnès Vannouvong – Mélanie Chappuis – Nicole Giroud – Anne Pitteloud – Luca Solari (photos) – Lolvé Tillmans – Adrienne Barman (dessin) – Marie-Claire Gross – Julie Moulin – Anton de Macedo – Silvia Ricci – Rachel Zufferey – Anne Brécart – Chloé Falcy – Florian Eglin – Annick Mahaim – Raluca Antonescu.
Merci à Véronique Rossier pour cette belle invitation.
Une rencontre autour de Bergtsamm sera organisée par La compagnie des mots en collaboration avec Tulalu!?mardi 4 février à 18h30 à l’Auberge du Cheval-Blanc, Place de l’Octroi 15 à Carouge (GE). Je répondrai aux questions d’Élodie Perrelet que je remercie pour sa gentille invitation!
Bergstamm et Abécédaire dans Le Temps! Un grand merci à Isabelle Rüf!
PERSONNAGE EN QUÊTE D’AUTEUR
Une fiction complexe met en scène Jacques Chessex comme gourou Maître est un écrivain lausannois que ses élèves s’amusent à nommer Dieu. Auréolé de la gloire du Goncourt, c’est un professeur charismatique, brillant et abusif dont l’assentiment ou l’acharnement exerce des effets, souvent pernicieux, sur les adolescents. Parmi eux, Bergstamm, futur auteur lui-même, couronné à son tour par le grand prix parisien, obsédé par le Maître, et qui connaîtra une fin qui ressemble beaucoup à celle de Jacques Chessex, il y a dix ans. Un troisième romancier, disciple de Bergstamm, vient compléter cette dynastie littéraire. Il entretient avec son modèle un rapport d’amour-haine qui hâtera la fin de Bergstamm.
Dans cette fiction complexe, tout en miroirs, Pierre Fankhauser, qui a fréquenté le Gymnase de la Cité au temps de Jacques Chessex, rend de fascination et de rejet qu’engendraient alors une relation pédagogique ambigué et le goût du Maître pour les très jeunes filles. Dansie désordre chronologique, le romancier fait parler Bergstamm jeune, en rivalité avec le Maître, puis, écrivain reconnu, fasciné à son tour par la mort et le sexe tendance mystique. On lit des fragments de son roman libératoire et on le voit, adulte, en chasse d’émotions adolescentes.
CLIMAT DÉLÉTERE
Enfin, il y a Marc Barrault, victime de son admiration, instrument de la vengeance (divine?), dans l’ombre des deux prédécesseurs. L’héritage litté- raire, la position du disciple, l’adoubement par les prix, la reconnaissance locale en regard de la parisienne, telles sont les questions que pose Bergstamm, dans un contexte très érotisé. Pierre Fankhauser a choisi de rendre ce climat délétère en variant les approches et en mimétisant parfois la langue baroque de Jacques Chessex. Traducteur également, l’auteur, qui a vécu longtemps en Argentine, publie chez le même éditeur Abécédaire, un recueil de poèmes du Chilien Pablo Jofré.
Jacques Chessex : Le plus haut que je me reporte, je me trouve en train de scruter la mort, son mystère, son gouffre, son rayonnement, et il me semble qu’aucun de mes livres n’est jamais né hors de cette méditation. Au début, comme tout jeune écrivain, comme tout adolescent, il s’est agi de scruter ma mort. Et puis, à l’occasion de la mort d’un être très cher, le phénomène s’est métamorphosé et il s’est agi alors de la mort de l’autre.
Nicole Duparc : On laisse la résonance de la voix de Jacques Chessex, on l’aura reconnu bien sûr, à l’occasion des 10 ans de sa mort, la mort du seul Suisse, je vous le rappelle quand même, à avoir reçu le Prix Goncourt, c’était en 73 pour son roman L’Ogre, les éditions Grasset publient un certain nombre de nouvelles inédites sous le titre Passage de l’ombre, mais c’est un roman, Christian Ciocca, un roman autour de Chessex qui va nous occuper, un roman que vous publiez Pierre Fankhauser, bonjour à vous ! Juste une question : la parution de ce roman, donc Bergstamm, c’est une sorte de hasard par rapport à cette commémoration ?
Pierre Fankhauser : Oui, alors c’est complètement un hasard, vous me l’apprenez, je savais pas… Non, bien sûr, c’est pensé pour, c’est même une des choses qui m’a poussé à aller au bout du projet, à finir ça. En début d’année, j’ai su qu’il y avait des commémorations qui auraient lieu en octobre et je me suis dit : ben voilà, ça fait 11 ans que tu travailles sur ce roman, c’est l’occasion de le terminer.
Nicole Duparc : D’accord, 11 ans de travail sur ce roman, donc ça veut dire que vous l’avez entrepris juste à la mort de l’auteur.
Pierre Fankhauser : Alors, je l’ai entrepris avant, c’est-à-dire que je travaillais à Buenos Aires, enfin, je vivais à Buenos Aires à l’époque et, dans le café où j’étais, j’ai vu entrer chez Chessex et ça m’a fait bizarre, j’ai eu le cœur qui s’est mis à battre…
Nicole Duparc : Oh là là…
Pierre Fankhauser : C’était une grande impression. Et puis je me suis rapidement rendu compte que, bien sûr, c’était pas lui, c’était quelqu’un qui lui ressemblait vaguement. Alors, je me suis dit : écoute mon vieux– en me parlant à moi, mon vieux – si Chessex te fait encore cette impression-là tant d’années après – après quoi, on verra –, ben c’est peut-être l’occasion de te mettre à écrire sur lui.
Nicole Duparc : Alors l’occasion de vous mettre à écrire. Christian Ciocca, vous me l’avez soufflé à l’oreille, roman à clé, mais encore roman de circonstance, mais pas seulement, roman miroir plus ou moins transparent. Alors c’est quoi, Bergstamm ?
Christian Ciocca : Bergstamm met en scène, Nicole, un parcours labyrinthique – et les labyrinthes sont faits pour qu’on s’y perde et qu’on s’y retrouve – entre générations, entre deux parties entremêlées, trois écrivains, dont un célèbre surnommé simplement Dieu, on vient de l’entendre, et d’ailleurs quand vous vous êtes mis à l’écoute de la voix de Chessex, Pierre Fankhauser, vous avez croisé les mains comme en prière. J’ai été très étonné par ce geste. C’est sans doute pour mieux percer le mystère de la littérature et de ses légendes, on va voir ça, et puis ce Chessex, vous ne le nommez jamais dans votre roman, il est bien l’avatar de Dieu surnommé le Maître et je me suis demandé comment revenir à cet écrivain naguère omniprésent, omnipotent en Suisse romande, aussi fascinant que repoussant.
Pierre Fankhauser : Alors, écoutez, c’est vrai que quand il était là, il occupait beaucoup de place. Je pense que c’était quelqu’un qui n’était pas très sûr de lui au fond. Pour être sûr de lui, il fallait vraiment qu’il occupe toute la place, qu’il soit sûr que les autres n’occupent pas de place du tout non plus, donc ce n’était pas important que lui seulement ait sa place, il fallait aussi que les autres autour de lui ne lui fassent pas d’ombre. Je crois que c’était une sorte de tonneau des Danaïdes, c’est-à-dire qu’il a eu le prix Goncourt, c’est un des plus grands prix qu’on pouvait avoir, il espérait le Nobel, bon, il l’a pas eu, et je pense que c’était quelque chose qui était difficile à vivre pour lui parce qu’il pensait que, je sais pas, je suis pas lui, mais j’imagine qu’il pouvait penser que la reconnaissance, c’est quelque chose qui pourrait l’apaiser, qui pourrait lui faire du bien, qui pourrait le rendre heureux et, vraisemblablement, même avec toute la reconnaissance qu’il a eue, le prix Goncourt et de nombreux autres prix, on va pas faire la liste, c’était quelque chose qui restait une sorte de plaie ouverte pour lui. Et ce besoin de reconnaissance que moi je peux éprouver aussi, on en parlera tout à l’heure, je pense que s’il n’y avait pas ça on ferait peut être pas d’art, on n’écrirait pas, je pense qu’il y a ça qui est là derrière, eh bien, je me suis dit que Chessex était un bon objet, objet dans le sens : en me penchant sur lui, en regardant ce qu’il me faisait ce qu’il venait chercher en moi, je pouvais mieux comprendre comment se construisait ce besoin de reconnaissance en moi et pourquoi, en fait, ça me pourrissait la vie de manière assez assez formidable.
Christian Ciocca : Donc, l’envie aussi de se débarrasser de cette figure. Figurez-vous, Pierre Fankhauser, que je suis en train de lire un très beau livre de Gérard Macé Et je vous offre le néant qui relit Sade, et je trouve à la page 11 exactement le passage qui vous convient. « De même que la frontière est de plus en plus souvent abolie entre le public et le privé », vous venez d’en parler, « la distinction s’efface entre l’être social et la personnalité de l’artiste qui se dépasse et se surprend lui-même dans ses créations. Ainsi se met en place un redoutable cercle vicieux : des œuvres sont condamnées à cause de la personnalité de l’auteur, des auteurs deviennent suspects à cause de leurs œuvres. Le jugement est moral, au lieu d’être esthétique et sans appel. » Il me semble que ça colle parfaitement à Chessex qu’on lit beaucoup moins maintenant. Et puis ce jugement moral qu’on a posé sur le personnage nous évite peut-être la lecture en profondeur de ses œuvres. Vous êtes d’accord avec ça ?
Pierre Fankhauser : Alors, moi, c’est ce que j’essaye de faire à travers ce livre, donc, là aussi, pour le terminer, j’ai tout lu, relu Chessex, vraiment pour me plonger dans son écriture, et puis j’avais envie de sortir un peu de cette dichotomie : on a d’un côté un personnage formidable, grand écrivain, grande figure dont plusieurs personnes se reconnaissent, il a tout un fan club, et de l’autre côté un personnage haïssable, plein de défauts qu’on peut lui trouver, je veux pas noircir le trait non plus, mais il y avait vraiment beaucoup de choses qui circulaient à son sujet, et je me suis dit : en fait, quelque part, eh bien Chessex, voilà, il était humain, il avait de bons côtés et de mauvais côtés, il avait comme, comme vous et moi, de l’ombre et de la lumière, et une métaphore que j’aime bien par rapport à ça, c’est Franck Lopvet qui parlait de ça, il parlait de deux bulles de savon. En fait, quand deux bulles de savon se rassemblent, il y a une paroi verticale qui se construit entre elles, si vous voyez deux bulles de savon qui se collent, et justement cette idée que, en fait, cette paroi verticale qui est entre les deux bulles de savon, c’est ce que je peux voir de l’autre. Je ne peux voir de l’autre que ce que je suis : si je vois l’intelligence de Chessex, c’est parce que je suis intelligent, si je vois sa sensibilité, c’est parce que je suis sensible, si je vois son côté manipulateur, c’est parce que je suis manipulateur, si je vois son côté pervers, c’est que je suis pervers. Donc c’était vraiment cette question de me dire : on a de la peine à regarder en soi, on a de la peine à regarder son ombre en particulier, donc je me suis dit : je vais regarder en moi quelque part, mais à travers Chessex, c’est-à-dire en ne disant pas « ouh, il est méchant, il est horrible, il était, etc. », mais en me disant : en fait, qu’est-ce que ce personnage me permet de voir de mes lumières et mes ombres.
Christian Ciocca : Tout à fait. Et, d’ailleurs, cette mise en scène, eh bien vous y procédez par votre personnage, Walter Bergstamm, qui donne d’ailleurs le titre au roman, qui va lui aussi devenir écrivain célèbre suite à sa fascination pour le Maître, à moins qu’il n’en soit que l’hypostase, un petit peu comme Jésus n’est que l’hypostase de son divin paternel. Et puis, en triangulation, Bergstamm fascine à son tour, après ses succès littéraires, un jeune de la génération suivante, Marc Barrault, votre possible double, enfin, tout ça est discutable, qui retrouve Bergstamm lors d’une de ses rencontres littéraires aux Diablerets, pour son livre Sous le regard de Dieu, sans oublier un autre personnage Werner Cornélius Bachmann, enseignant, tiens tiens, lui aussi au gymnase de la Cité à Lausanne où les scènes principales se déroulent. Alors bien sûr je me suis demandé comment vous était venue cette construction fictionnelle en labyrinthe ou en bulles de savon.
Pierre Fankhauser : Alors cette construction, forcément, elle a pris du temps pour arriver sur ces 11 ans de travail. D’abord, j’ai cru que j’allais écrire un roman très simple, une simple histoire parce qu’autant mon roman précédent, Sirius, est un roman très compliqué au niveau de la structure, j’ai vraiment fait quelque chose inspiré du Nouveau Roman avec des éléments… À côté de ça, la structure, même peut-être complexe de Bergstamm, c’est un peu la Bibliothèque rose…
Christian Ciocca : Mais, enfin, la Bibliothèque rose, permettez-moi, mais il y a des passages qu’on mettra pas entre toutes les mains quand même…
Pierre Fankhauser : Non, je parlais de la structure non, parce que c’est ressorti dans plusieurs dialogues avec des journalistes, pour moi, ce qui était important, c’était justement de m’interroger sur cette frontière entre réalité et fiction. Parce que par exemple, il y a Bergstamm, Bergstamm jeune, au gymnase, c’est un alter ego, c’est moi. Et puis après, Bergstamm plus vieux qui, lui, écrit, qui écrit sous le nom de Werner Cornélius Bachmann, comme Jacques Chessex, Jean Calmet, etc., il s’amusait aussi avec les initiales. Donc là j’ai repris ça, là, c’est des parties que j’ai prises pratiquement, je me suis inspiré de textes Chessex que j’ai copié-collé, après que j’ai retravaillés, j’ai été dans la matière du texte. Et là c’était plus une période aussi qui pourrait correspondre chez moi à une sorte d’angoisse justement de la volonté de reconnaissance, volonté de me faire une place, etc. Et puis après, Marc Barrault, ça c’est plus une version justement plus apaisée. Marc Barrault, c’était l’un des personnage de L’Ogre – Barrault écrit un peu autrement –, que je reprends et là, pour moi, cette idée c’était d’arriver à quelque chose, un rapport à la littérature et à la volonté de reconnaissance plus apaisé, quelque chose de plus de plus simple, de plus naturel, un petit peu ce que j’essaye de faire maintenant en parlant avec vous.
Christian Ciocca : Oui, alors, effectivement, ça c’est peut-être l’enjeu de votre génération qui se doit de se faire une place dans le monde littéraire qu’il soit romand ou francophone, élargissons un peu les frontières, comme Chessex a essayé de le faire avec le Goncourt, mais, cette place, elle paraît plus décomplexée ou elle procède par d’autres tactiques. N’empêche que vous devez quand même faire votre promotion et que vous devez défendre vos écrits, Pierre Fankhauser. Chessex, lui, il s’est posé en figure, et puis il a exclu tout le reste.
Pierre Fankhauser : Alors c’est vrai que bon maintenant ça, ça change un petit peu, déjà par rapport aux réseaux sociaux, on en parlait tout à l’heure par rapport aussi aux évolutions de ce qui va se passer sur votre chaîne, ici. Les émissions littéraires en direct comme celle-là, on en vit une des dernières, donc c’est vrai que ça fait une sorte de désert qui s’installe petit à petit, moi ça me fait vraiment bizarre d’apprendre ça.
Christian Ciocca : Profitez-en.
Pierre Fankhauser : Oui, justement, je me suis d’autant plus content d’avoir la chance de parler à ce micro-là. Je vous remercie d’autant plus pour cette invitation. La promotion, ça fait partie de l’ADN de l’artiste. L’artiste, il faut qu’il soit visible. Si l’artiste n’est pas visible, il faut qu’il fasse un autre métier. Je pense que ça fait partie de ça.
Christian Ciocca : Un monstre, celui qu’on doit montrer…
Pierre Fankhauser : J’avais pas pensé à cette relation-là… Après, moi ça me posait un problème personnel parce que, quand j’étais à Buenos Aires, j’ai beaucoup appris sur les questions de bouddhisme, j’allais dans un temple bouddhiste japonais, j’ai appris que, effectivement, ce qui est douloureux, c’est l’ego : plus c’est moi, plus c’est mien, plus il y a de la douleur. Et après, je me disais : mais comment est-ce que je vais concilier ce travail artistique où l’ego est très important, je me mets en avant, je me montre, je pars du principe que ce que je raconte est intéressant, que les lecteurs vont peut-être être intéressés, il faut un ego fort pour avoir un travail artistique, et, après, je me suis dit : comment est-ce que je concilie ça ? Je sais que ça me fait du mal, je sais que cette mise en valeur de l’ego, c’est quelque chose, eh ben, typiquement, les quelques nuits où j’ai mal dormi cette semaine pour préparer l’émission, pour laisser dire des choses un petit peu intelligentes, je me suis dit : je me torture un petit peu avec ça. Alors, après, eh bien, je me dis : en bien, comment est-ce qu’on peut relier ces choses-là, de manière simple. Les moines zen disent aussi ces choses-là : quel est le chemin vers l’illumination ? C’est celui que tu suis déjà. C’est tout simplement ça. Donc, il se trouve que dans cette vie-ci, vu que moi je pense qu’il y en a plusieurs et qu’il y en aura encore plusieurs, dans cette vie-ci, j’étais attiré par l’écriture, j’ai eu envie d’écrire, j’ai eu envie de développer ce travail d’écriture, et qu’après, je me dis : eh bien voilà, c’est peut-être à travers ça que j’ai des choses à découvrir pour peut-être vivre de manière plus calme, moins dépendant du regard des autres et moins dépendant de ce besoin de reconnaissance et, à travers ça, ce livre, en explorant ces thématiques, ça m’a vraiment permis de mieux comprendre comment ça fonctionnait et, même si je suis toujours, je suis comme Chessex, moi je suis un grand inquiet aussi, on se refait pas, mais je pense que ça a quelque chose qui a permis d’apaiser un peu mes inquiétudes par rapport à ça.
Nicole Duparc : «Penché en avant sur le canapé pour dissimuler tant bien que mal son érection manifeste, Walter Bergstamm lisait ses poèmes en laissant résonner l’espace entre les mots, entre les vers. Dieu voulait du spectacle, eh bien, il allait en avoir. Celle que le vieil auteur était en train de draguer avec ses dédicaces à deux balles allait faire un tabac, ça c’est sûr, tout le monde allait la manger des yeux, du genre à rester dans les annales du Grenier, mais pas exactement comme le Maître l’avait prévu. Caudélia danserait formidablement, mais pas pour lui : elle allait danser sur les mots choisis de Walter Bergstamm, un nom à retenir ! Tout le gratin culturel du canton se lèverait pour applaudir à deux mains ce petit couple prometteur, ces représentants éclatants de la relève artistique. »
Christian Ciocca : Nicole vient de lire un passage significatif de votre roman Bergstamm, Pierre Fankhauser, alors là il faut une petite explication. Le Maître, Dieu, Chessex pour ne pas le nommer, avait imaginé, mais ça c’est dans votre construction fictionnelle romanesque, avait imaginé, effectivement, une petite rencontre culturelle appelée le Grenier, tiens comme les frères Goncourt à la fin du XIXe siècle qui avaient eux aussi appelé leur sous-pente le Grenier, c’est dans le roman évidemment, vous me l’avez appris Pierre Fankhauser, et là ce jeune Walter Bergstamm lutine une de ses camarades, Caudélia, qui va prendre une très grande place dans le roman et qui va finir, nous ne dirons pas exactement comment, mais qui va finir plutôt mal, et j’ai trouvé que cette mise en abîme, se représenter lire des poèmes, danser, Caudélia est danseuse, très belle danseuse d’ailleurs, eh bien tout cela nous représentait ce que c’est que la monstruosité : il faut se mettre en avant. C’est exactement ce qu’on fait dans le Grenier imaginé par Dieu.
Pierre Fankhauser : Absolument, alors je me permets de vous détromper : toute cette partie n’est absolument pas fictionnelle. Donc, le Grenier, ça a existé, cette rencontre a existé, cette personne a existé, donc toute cette partie…
Christian Ciocca : Oui, mais vous l’avez écrite…
Pierre Fankhauser : Non, effectivement, je l’ai écrite, mais justement, je pense que c’est intéressant de voir que, effectivement, thématiquement, je ne l’ai pas choisie pour rien, on est d’accord, ça entre tout à fait dans ce que vous avez évoqué par rapport à la construction romanesque, mais ce qui était important pour moi, c’était de partir justement de cette expérience qui était assez forte, pour ne pas dire traumatique pour moi, justement, parce que c’était c’était Chessex qui avait parmi ses élèves la jeune fille qui s’appelle Caudélia dans le livre et qui me l’avait lui-même présentée. Je lui avais montré mes poèmes et il m’avait dit : oui, est-ce que ça vous dirait de participer au Grenier, de danser, etc. J’avais lu mes poèmes, on avait répété ensemble, on était effectivement tombé amoureux. Puis c’est après, entre les lignes, que j’avais compris qu’en fait, ils avaient eu une histoire entre eux, avant et puis peut-être après, je sais pas exactement, mais c’était quelque chose qui m’avait… C’est un peu problématique, parce que je voulais montrer mes poèmes à Chessex pour savoir si ça valait quelque chose, si je pouvais éventuellement être publié à Paris, peut-être la semaine prochaine ou dans un mois, enfin je pensais que ça irait très très vite, et puis tout d’un coup je m’étais rendu compte que je lui avais piqué sa muse et puis que les relations allaient se compliquer très sérieusement.
Christian Ciocca : C’est ce qui s’est passé d’ailleurs…
Pierre Fankhauser : Il ne s’est jamais rien passé, on en est jamais venus aux mains, enfin, je veux dire, c’était très particulier. C’était plus par regard, des choses comme ça, enfin comme il pouvait être lui…
Christian Ciocca : Bleu métallique.
Pierre Fankhauser : Oui, absolument. Des propriétés très particulières à ce regard qui peut lancer des éclairs, un regard très puissant. Et moi, c’est à partir de cette donnée autobiographique, toute cette partie-là que j’avais besoin de retraverser, que j’ai fait ce retravail justement autour de ce que le vécu peut devenir dans une transformation fictionnelle. C’est pour ça qu’après il y a ce deuxième niveau avec Walter Bergstamm qui vieillit et devient écrivain, qui réécrit cette histoire sous le nom de Werner Cornélius Bachmann et qui va transformer les choses comme Chessex le faisait aussi…
Christian Ciocca : Caudélia devient Geneviève.
Pierre Fankhauser : Tout à fait. Il y a une évolution une évolution qui se passe, des histoires qui se retravaillent et Geneviève, en fait, c’était le nom d’un personnage du Pasteur Burg, et c’est aussi la Thérèse de L’Ogre, parce que ça c’est aussi des passages de L’Ogre que j’ai repris, que j’ai transformés…
Christian Ciocca : L’Ogre, prix Goncourt 1973. Tout à fait. Alors, moi, je reviens à l’écriture à proprement parler, parce que les scènes érotiques dont vous n’êtes pas avare, heureusement pour le lecteur, tout cet émerveillement de la découverte du corps de la femme, vous venez d’ailleurs de l’esquisser en autobiographie si j’ai bien compris, Pierre Fankhauser, tout ça vous a pris du temps, vous l’avez dit, 11 ans de travail sur ce roman, mais a dû vous procurer un immense plaisir.
Pierre Fankhauser : Alors oui, c’était avec mon éditeur, il disait qu’il y a une manière simple de voir si une scène érotique fonctionnait, si ça procure quelque chose si ça fait…
Christian Ciocca : S’il y a un bonus…
Pierre Fankhauser : S’il y a des sentiments physiques, si tout d’un coup, je ne sais pas, j’ai une érection en lisant un texte, je me dis : ah ben tiens ça marche, c’est une scène érotique qui fonctionne. Alors, après, des scènes érotiques dans ce roman, il y en a de plusieurs sortes. Il y en a qui sont vraiment très nettement parodiques où là je suis vraiment dans l’ironie dans le deuxième, troisième, cinquième, xième degré…
Christian Ciocca : Avec beaucoup d’adjectifs un peu boursouflés…
Pierre Fankhauser : Tout à fait. C’était la correctrice du roman, Emmanuelle Narjoux, qui disait à moment donné : écoute là, je t’ai flingué un petit angelot, là parce qu’il y en avait un peu trop, elle m’avait enlevé un adjectif…
Christian Ciocca : Il y a beaucoup d’adjectifs…
Nicole Duparc : Il y a trop d’angelots…
Christian Ciocca : Très potelés…
Pierre Fankhauser : C’était très très baroque, c’était aussi Geneviève Bridel sur La Première qui trouvait que je n’allais pas avec le dos de la cuillère, que j’en avais fait un petit peu trop. Alors c’est peut-être effectivement une manière aussi de prendre la place. C’est un peu ce que je t’appelle aussi à moment donné le courage des timides, c’est-à-dire on se lance, on y va, on prend la place, ce que Chessex faisait aussi, donc là je me retrouve exactement dans le même genre de dynamique qui l’animait lui.
Christian Ciocca : Alors j’aimerais aussi lancer un petit appel à nos auditeurs et auditrices : que celui qui n’a jamais été adolescent affolé par le corps d’une camarade ou d’un camarade nous lance le premier texte, parce qu’effectivement c’est aussi la partie de plaisir du livre, c’est ce plaisir que vous partagez avec votre lecteur, Pierre Fankhauser, c’est touchant parce qu’on y croise toutes les pistes de ce gymnase de la Cité, de ces gymnasiens, gymnasiennes qui se croisent, qui couchent les uns avec les autres, enfin qui sont là en train de devenir vivants. C’est aussi un roman d’apprentissage puisque ce sont de jeunes gens, un roman qui nous apprend à vivre, avec l’ensemble des paradoxes, entre parodie et pastiche.
Pierre Fankhauser : Alors je dirais que trop d’ironie tue l’ironie. Pour moi c’était important justement de ne pas être tout le temps dans le deuxième degré, tout le temps dans la moquerie, tout le temps dans le pastiche, c’est pour ça que j’ai fonctionné sur un fil où on était vraiment, c’était important de garder l’équilibre entre une certaine moquerie, une certaine ironie parfois, et quelquefois revenir à des moments plus sérieux, un peu plus un peu plus terre à terre.
Christian Ciocca : Plus personnels, voulez-vous dire ?
Pierre Fankhauser : Oui. Et puis, comment dire, ça va aussi vers le fait de se montrer et de se dire et d’aller, peut-être, on pourrait dire que le livre permet d’arriver à ce qu’on est en train de faire maintenant vous et moi, c’est-à-dire avoir cette discussion simple où on se parle sans écran de la fiction, je vous dis ce que j’ai essayé de faire, vous me posez des questions là-dessus, pour avoir cet échange et, quelque part, arriver à être soi. Et ça je pense que c’est une des choses que j’ai essayé de faire avec ce livre, c’est d’arriver à comprendre comment, à travers l’écriture, on peut trouver le chemin de soi-même qui est différent pour chacun. J’ai travaillé avec une personne et je lui disais : mais j’ai pas envie que ça soit un règlement de comptes, ce roman, j’ai pas envie que ça devienne ça, et elle me dit : écoute, si le règlement de comptes se fait avant le roman, quelque part, il n’y a plus de roman. Donc, fais le roman comme tu le sens, va jusqu’au bout de ce que tu as à faire, et si ça règle des choses pour toi, ça va peut-être régler des choses pour d’autres personnes. T’en sais rien, donc fais comme tu la sens.
Christian Ciocca : Oui. Il y a des moments, assez rares c’est vrai dans le roman, où vous vous érigez en procureur tout de même. Ce petit passage, Pierre Fankhauser : « Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à ramper devant cet homme qui n’était en définitive rien d’autre qu’un écrivain, c’est-à-dire un être égocentrique et limité ? Un être incapable de donner à ses lecteurs la possibilité d’accéder à un sentiment durable de plénitude, incapable de s’éclipser pour de bon devant ce qu’il écrivait, toujours là, en plein milieu, bornant par sa simple présence l’universalité qu’il invoquait. » Ça, c’est un passage très fort. Alors il y a quand même un règlement de comptes.
Pierre Fankhauser : Alors, tout à fait, mais ça je pense que comment dire…
Christian Ciocca : Parodique…
Pierre Fankhauser : Une image qui me vient à l’esprit, c’est toujours : quand tu montres quelqu’un de l’index, n’oublie pas qu’il a toujours trois doigts qui pointent vers toi. Si vous mettez l’index devant, il y a trois doigts qui reviennent, donc là, quelque part, ce que je dis, ce que je dis à Chessex ou aux personnages ou aux écrivains qui se prennent pour des écrivains, qui jouent à l’écrivain, je me le dis à moi, hein, parce que moi aussi j’ai cette tendance à penser que je suis en train de dire des choses très sérieuses, là on a cette discussion, ce que je dis, c’est très important, on parle de la littérature, etc. En même temps c’est quelque chose qui est, c’est la vie quoi. Essayons de rester simples.
Christian Ciocca : Si je reviens à un certain marquis de Sade par la lecture de Gérard Macé, Et je vous offre le néant, ce livre sorti ces jours-ci chez Gallimard, Macé dit cette chose toute simple : « c’est le sadisme qui a tué Sade ». Est-ce que c’est le chessexisme qui a tué Chessex ?
Nicole Duparc : Oh là là, vous l’avez bien dit !
Pierre Fankhauser : C’est-à-dire que chez Chessex, je discutais de ça avec Raphaël Aubert, il avait une manière très forte de jouer la posture de l’écrivain. C’est qu’il y avait la qualité du papier, la qualité de l’encre, etc. Il jouait vraiment d’une manière très très forte sur qu’est ce que c’est être un écrivain. Et puis j’ai l’impression qu’il voulait tellement être un écrivain, montrer qu’il était écrivain, que quelquefois les textes passaient un peu au second plan. Si vous relisez Chessex, je ne sais pas à quel point vous connaissez son œuvre, mais parfois on prend des pages un peu au hasard et on a l’impression : ah ben tiens, c’est pas sympa, il y a quelqu’un qui se moque de Chessex, il écrit comme lui, et puis après on ouvre, et en fait non, c’est lui.
Christian Ciocca : Cette espèce d’autocitation.
Pierre Fankhauser : Quelque part, il creuse le sillon, tellement, il a certains tics, des scènes qui reviennent tout le temps, etc. Et parfois, c’est extrêmement réussi. C’est vraiment un écrivain d’illumination, il y a des moments, des passages qui sont incroyables.
Christian Ciocca : Oui et Passage de l’ombre, vous venez peut-être de le citer, Passage de l’ombre, ces dix-sept nouvelles que je recommande chaudement, qui sortent pour le dixième anniversaire de sa mort aux éditions Grasset, dix-sept nouvelles remarquables.
Pierre Fankhauser : Donc oui, c’était un écrivain d’illuminations et parfois on a l’impression qu’il est parti sur son rail, comme ça, et qu’il se répète et qu’il reprend de mêmes formules, et je pense que c’est une des choses, alors, il y a deux choses par rapport Chessex qui font qu’il est vraiment un petit peu dans l’ombre et maintenant, même pour ses dix ans, bon, il y a ce festival qui est fait, il y a L’Aire qui a publié ses chroniques dans L’Hebdo, mais au début ils l’ont publié plein de fautes, c’était bizarre, on a l’impression que’ils ne se sont pas donné de peine, ils ont essayé de faire ça de manière un peu rapide. Donc c’est très bizarre. Et j’ai remarqué tout à l’heure Nicole Duparc, quand elle a présenté, elle a dit : on va parler des 10 ans de Jacques Chessex, 10 ans. On a oublié la mort, 10 ans de sa mort. J’étais avec Iris Jimenez…
Nicole Duparc : C’est un lapsus intéressant…
Pierre Fankhauser : Sur la puce à puce à l’oreille, elle parlait de « célébrer la mort », et j’ai dit : célébrer ? commémorer ? On a un petit peu discuté, sur la Puce à l’oreille, donc je me dis, par ces questions de langage, on sait pas trop quoi faire de Chessex, on sait pas trop quoi faire de sa mort, et je suis assez surpris : je pensais qu’il y aurait plein, bon, il y ce livre de nouvelles dont vous avait parlé, etc., je pensais qu’il y aurait plein de publications à cette occasion et, du coup, eh bien il y a mon Bergstamm qui arrive et qui se retrouve quelque part un tout petit peu seul au milieu, quoi.
Christian Ciocca : Oui et dont vous ne parlerez pas forcément lors du festival qui s’est ouvert hier soir qui va se dérouler jusqu’à dimanche. Il est prévu, Bergstamm, au cœur du festival Chessex ?
Pierre Fankhauser : Alors non. D’ailleurs moi, j’ai été informé très très tard de ce qui allait se passer exactement durant ce festival. Je suis en contact avec les deux fils de Jacques Chessex, donc Jean et François Chessex, on a de très bonnes relations, j’ai joué cartes sur table, j’ai dit que j’écrivais ce roman, j’ai dit de quoi il parlait en quelques mots et, j’en discutais avec François, il a eu une réaction qui m’a vraiment surpris, il a dit : écoute, moi j’ai pas peur, écris ce que tu veux, va jusqu’au bout, ça m’intéresse de te lire, Jean aussi, et quelque part j’ai remarqué que celui qui avait le plus de scrupules c’était moi, quelque part, étonnamment…
Christian Ciocca : Il y a quand même une figure du Commandeur.
Pierre Fankhauser : Oui, on retrouve ça. Alors après, par rapport à ce festival, moi j’y irai avec plaisir je vais y aller vendredi, il y Jean Chessex qui présente un film sur son père. J’y irai aussi dimanche avec une version de la Confession du pasteur Burg mise en scène et j’aurai grand plaisir à être là, mais, je ne sais pas, c’est pas un roman tellement je veux dire à la gloire de Chessex, donc je ne suis pas tout à fait sûr que ça aurait sa place dans ce festival. À voir.
Christian Ciocca : D’accord. À voir. En tout cas à vous lire, Bergstamm, aux éditions BSN Press dans la collection Fictio. Et puis le festival…
Nicole Duparc : Voilà, festival donc qui se déroule au Centre culturel des Terreaux à Lausanne, donc c’est depuis hier et jusqu’à ce dimanche 13 octobre. Avec samedi 12 à 20 heures un débat sur la vie et l’œuvre du Maître…
Christian Ciocca : Un procès Chessex.
Nicole Duparc : Un procès avec deux avocats bien sûr. Maître Yaël Hayat et l’incontournable Marc Bonnant.
Christian Ciocca : Oui, qui a lu l’œuvre de Chessex, j’en suis à peu près sûr.
Nicole Duparc : Merci beaucoup, Pierre Fankhauser.
Pierre Fankhauser : Merci à vous.
Nicole Duparc : Et ça va avec le besoin de reconnaissance ? Voilà, qui vous a pourri la vie, ça va mieux ?
Pierre Fankhauser : Chessex, il m’a dit depuis depuis les cieux, il m’a dit : écoute, une fois que le vernissage est terminé, ça, tout ça, c’est derrière. Alors maintenant, c’était la promotion, la dernière émission, donc à partir du moment où je sors de ce studio, c’est derrière.
Christian Ciocca : Savez-vous à quoi je reconnais l’écrivain que vous êtes, Pierre Fankhauser ?
Pierre Fankhauser : Dites-le-moi.
Christian Ciocca : Vous avez neuf petites fiches A6 ce que vous avez remplies d’une très jolie écriture, vous avez d’ailleurs rempli des petits mots sur ces fiches pendant l’émission, c’est ce qui fait de vous un grand écrivain.
Merci à Francis Richard pour sa note de lecture sur son blog! Vous pouvez retrouver l’original ici.
Il y a dans le roman de Pierre Fankhausertrois écrivains qui se déduisent en quelque sorte les uns des autres: le Maître qui est le prototype, Walter Bergstamm et Werner Bachmann qui en sont les imitations dérivées.
Le Maître enseigne au Gymnase de la Cité à Lausanne et la plupart de ses élèves le nomment malicieusement Dieu. Il est le premier Suisse à avoir obtenu le Prix Goncourt. Voilà sans doute le pourquoi de ce nom de Dieu.
Walter Bergstamm est un élève de Dieu. Il n’arrête pas d’essayer de copier Dieu. Par mimétisme il veut être reconnu comme un Grand Créateur et n’a donc de cesse de recevoir sa bénédiction et de bénéficier de son aura.
Werner Bachmann est le personnage principal d’un roman, inclus dans celui de Pierre Fankhauser, écrit par Walter Bergstamm, Sous le Regard de Dieu, titre significatif, où il confesse un épisode peu glorieux de sa vie.
Les rapports entre le Maître et Bergstamm font l’objet d’un autre roman dans le roman, écrit cette fois par un élève de Bergstamm, Marc Barrault, qui lui a donné pour titre La Double Passion de Walter Bergstamm.
Les impudiques Dieu et Bergstamm se ressemblent. Ce sont des compagnons d’âmes, qui se battent pour les mêmes idéaux, égaux dans leurs buts et leurs aspirations, et qui se seront disputé un moment la même muse…
Entre les chapitres des deux romans, le dénommé Marc Barrault livre au cours d’un entretien accordé à une journaliste une face cachée de Bergstamm, qui éclaire le titre de son propre roman et qui n’apparaît qu’en filigrane.
Les thèmes de ces trois écrivains, qui sont en fait quatre, sont la littérature et la gloire, la mort et le suicide, le sexe, qui y occupe beaucoup de place (c’est la vie), et eux-mêmes, car, comme le dit Marc Barrault à propos de son livre:
Ce roman parle de moi, pour la bonne et simple raison qu’on parle toujours, systématiquement et strictement de soi.
Francis Richard
PS:
Le personnage du Maître est bien évidemment inspiré de Jacques Chessex, décédé il y a tout juste dix ans aujourd’hui et à qui j’ai dit adieu à ma façon, trois jours plus tard, à la Chapelle Saint-Roch à Lausanne.