Bergstamm dans la Matinale de la Première

Un immense merci à Geneviève Bridel pour sa critique de Bergstamm dans le Trio de la Matinale sur la Première de la RTS!

Quelle aisance à parcourir les réseaux de sens de ce roman en passant d’un niveau à l’autre: tout est là!

(l’extrait commence au début de son intervention, vous pouvez retrouver l’original ici)

Yann Amedro : On ouvre la séquence livre de ce Trio avec cette citation : « Le Maître, que la plupart des gymnasiens nommaient malicieusement Dieu depuis qu’il avait été couronné par le prix Goncourt, écrivait dans le café qui proposait, disait-on, les meilleures fondues du canton. » Citation extraite du livre de Pierre Fankhauser, publié chez BSN Press, qui ne laisse pas de doute, Geneviève, Bergstamm, c’est son titre, parle bien de Jacques Chessex, mort il y a presque dix ans jour pour jour, le 9 octobre 2009. 

Geneviève Bridel : On peut le rappeler, c’était dans la Bibliothèque d’Yverdon où il était venu pour l’adaptation théâtrale de son roman La Confession du pasteur Burg, un livre qui avait fait scandale en 1967 : Chessex est interpellé par un homme qui lui reproche d’avoir pris la défense publique de Polanski et il a juste le temps de lui répondre deux trois phrases avant de s’effondrer, foudroyé par une crise cardiaque. Il avait 75 ans. 

Yann Amedro : Et donc ce livre de Pierre Fankhauser évoque cette mort emblématique dans une bibliothèque. 

Geneviève Bridel : Oui, sauf que l’auteur lausannois la transpose aux Diablerets, la bibliothèque, et qu’il n’est pas question de Polanski dans son roman, mais de l’amour entre l’interpellant, celui qui s’adresse donc au grand écrivain, et le grand écrivain lui-même qui s’appelle ici Walter Bergstamm. Et, évidemment, cette apostrophe démentirait la légende de Don Juan de lycéennes, ou plutôt de gymnasiennes comme on dit dans le canton de Vaud, du grand écrivain et sous-entendrait une homosexualité refoulée. Alors, évidemment, on est dans une fiction, mais ça montre quand même, ce roman de Fankhauser, que dix ans après sa mort, Chessex divise toujours ou interpelle parce qu’on n’arrive pas à séparer son personnage de son œuvre. 

Yann Amedro : Et pour comprendre et apprécier cette fiction, Geneviève, est-ce qu’il faut connaître Jacques Chessex qui, même s’il est le seul Romand à avoir eu le Goncourt en 73, a peut-être été un peu oublié ? Autrement dit, est-ce un roman à clé ?

Geneviève Bridel : Je vais vous faire une réponse de Normand ou plutôt de Vaudois : ni pour ni contre, bien au contraire. Oui, il faut quand même avoir lu un peu Chessex parce que les lieux, le Café Romand, le gymnase de la Cité, la cathédrale, les bois du Jorat, tout ça c’est les lieux de Chessex. Oui, aussi, parce que l’idylle en classe entre deux élèves racontée dans Bergstamm, on la trouve telle quelle dans L’Ogre, par exemple, que plein de scènes que dépeint Fankhauser dans Bergstamm sont calquées sur des scènes qu’on lit dans divers livres de Chessex et que l’écriture, la tonalité d’une partie de son livre, est une parodie, c’est-à-dire une évocation caricaturale de la prose de Chessex, évidemment très poussée, avec un usage immodéré de métaphores. Et on peut dire que Fankhauser n’y va pas avec le dos de la cuillère, ce qui s’applique effectivement à sa description de la rhétorique qu’il emploie et dont il dit lui-même qu’elle est inspirée du gâteau de mariage. Oui, encore, parce que les thèmes que l’écrivain aborde dans le roman sont ceux de Chessex, la mort, l’écriture et l’érotisme, ou plutôt, comme le dit Fankhauser, le sperme et l’encre, il y a aussi le suicide, le sadomasochisme, etc. Mais, on peut ne pas connaître Chessex, parce qu’on peut quand même suivre le fil de cette histoire et surtout en retenir une certaine conception de la littérature romande, de la création littéraire et même plus largement, du statut de l’écrivain, du fonctionnement du milieu de l’édition et des stratégies d’autopromotion qu’on a beaucoup reprochées à Jacques Chessex et dont ici l’auteur se moque ouvertement. Et puis, au fond, il n’y a pas besoin d’avoir lu Chessex, parce qu’on peut lire ce roman Bergstamm comme une peinture pathétique et intemporelle du besoin éperdu de reconnaissance des artistes. 

Yann Amedro : Et elle raconte quoi cette peinture, si vous nous faites le résumé du Bergstamm ?

Geneviève Bridel : Alors, accrochez-vous, parce que c’est compliqué : il y a trois parties qui s’emboîtent un peu de manière gigogne. L’une s’intitule La Double Passion de Walter Bergstamm, c’est le récit principal qui raconte le parcours d’un jeune homme qui tente de devenir un écrivain malgré l’ombre que lui fait l’enseignant de son gymnase qui a eu le Goncourt, donc Dieu comme on l’appelle, à savoir JC. La deuxième partie, c’est le roman que finira par écrire à un dénommé Werner Cornélius Bachmann, également mêmes initiales WB, et qui serait une sorte de double, d’avatar de Bergstamm. Et puis la troisième partie, qui est récurrente, c’est un dialogue intermittent avec le personnage qui l’a interpellé dans la bibliothèque des Diablerets et qui lui a clamé son amour déçu. Alors je vous en dis pas plus sur ce troisième personnage parce qu’il joue un rôle assez surprenant. 

Yann Amedro : Vous nous aviez prévenus : on s’est accrochés. Ça paraît quand même un peu complexe, cette construction… On s’y perd pas un peu ? 

Geneviève Bridel : Si, honnêtement, par moments, il faut vraiment revenir en arrière pour tout suivre et, comme c’est souvent le cas avec les fameuses mises en abîme, c’est-à-dire une œuvre dans une œuvre, et c’est un clin d’œil aussi à Chessex qui a souvent eu des personnages d’écrivain, mais on rit dans ce livre, on rit souvent à cause de la surabondance de toisons féminines, de volupté morbide, d’humeurs et de sécrétions de toutes sortes qui sont autant de clins d’œil à Chessex, sans oublier les Alpes, la neige et les chevreuils. Ça a un côté un peu potache, comme livre, et c’est parfois un petit peu lourd, mais je crois qu’il faut retenir de la démarche de Fankhauser non seulement la caricature, mais une forme d’appel à une autre littérature romande qui voit autrement la question du style et du propos. C’est toute la question finalement de l’héritage littéraire romand qu’il aborde : comment écrire pour contre après Chessex qui a tourmenté pas mal d’auteurs et, en cela, il rejoint les spécialistes qui souhaitent un peu de distance par rapport à l’homme, déjà, mais aussi par rapport à son œuvre. 

Yann Amedro : Jacques Chessex qu’on peut d’ailleurs lire dans ce recueil de dix-sept nouvelles dont neuf inédites parus chez Grasset, ça s’appelle Passage de l’ombre, des nouvelles qui sont d’ailleurs présentées et commentées sur notre site RTS culture. Julien ! 

Julien Comelli : Oui, alors moi j’avais, Jacques Chessex au cinéma, y’a pas grand-chose, il y a L’Ogre et un Juif pour l’exemple, moi, j’avais plutôt envie de parler de Jacques Chessex sur les plateaux de télévision, entre autres via les archives de la RTS, puisqu’on trouve treize documents télévisuels datant d’entre 1966 et 2009, mais j’ai trouvé aussi sur la toile une émission de Laurent Ruquier qui s’appelait On a tout essayé, l’époque où Laurent Ruquier arrivait encore à faire des émissions de moins d’une heure, puis de faire le tour de l’actualité culturelle et politique avec des chroniqueurs pas trop dirigés-engagés, on va dire, eh bien, le 16 février 2007 Jacques Chessex était invité sur le plateau pour Le Vampire de Ropraz. Et c’est assez marrant de voir un Jacques Chessex plutôt détendu, parce qu’il est entouré de chroniqueurs extrêmement détendus, donc il joue le jeu et on n’a pas tellement l’habitude de la voir sous ce jour-là. 

Yann Amedro : Et on peut revoir ça sur YouTube. 

Geneviève Bridel : Dieu chez Ruquier. 

Julien Comelli : Voilà, c’est ça, exactement. 

Yann Amedro : Anne-Laure. 

Anne Laure Gannac : Oui, on parlait de popularité tout à l’heure et avec Jacques Chessex, c’est quand même un cas spécifique, parce qu’on pourrait dire qu’il est devenu très populaire, surtout peut-être depuis sa disparition, c’est-à-dire qu’il a été totalement approprié par la culture romande, qu’il est devenu une sorte de référence incontournable, mais en sachant se faire haïr aussi. Donc voilà qui contredit tout à fait ce que je disais tout à l’heure. À moins que ça nous prouve de nouveau la complexité de cette notion de popularité qui est que, eh bien, il y a un écart entre la popularité politique, qui elle reposerait davantage sur la personnalité et qui, heureusement pour Jacques Chessex, je crois, est très différente dans le cas de la littérature où finalement la popularité, là, devient. 

Geneviève Bridel : La notoriété. 

Anne Laure Gannac : La notoriété. Et puis ce qui peut être approprié dans l’écriture elle-même, la qualité de l’écriture, c’est ça qui reste, évidemment, chez l’écrivain.