Ruptures sur le blog de Daniel Fattore
Ruptures sur le blog de Daniel Fattore du 17 juin 2019, un grand merci à lui! Vous pouvez retrouver l’original ici.
Ruptures, amour, trahison et road story
Ariel Bermani – « Ruptures » : voilà un titre qui est tout un programme. On se quitte, on sort aussi d’une tranche de vie, et c’est difficile de s’en rendre compte. Tout cela, c’est ce qui fait le suc du deuxième roman d’Ariel Bermani traduit en français.
Saluons en ce début de billet le talent du traducteur, Pierre Fankhauser, qui a su conférer une belle musique, empreinte de modernité urbaine et rythmée, au texte de l’écrivain argentin. On s’y plonge avec curiosité et un intérêt non feint ! Mais qu’en est-il ?
Pour la faire courte, c’est l’histoire d’un père qui kidnappe son fils après avoir vu que sa femme le trompait. Ce cœur d’intrigue, irrigué par une fierté masculine bravache, apparaît précisément au cœur du roman, élément le plus clair à lire, celui qui ressemble le plus à un roman.
C’est que tant au début qu’à la fin de « Ruptures », l’écrivain joue le flou artistique. Un flou qui passe en particulier par les variations de narrateur ou de narratrice, auxquelles le lecteur n’a guère que quelques participes passés épars pour s’accrocher et savoir qui parle, un homme ou une femme. Comme le relève Amandine Glévarec dans sa chronique, l’auteur ne prend même pas la peine de présenter ses narrateurs et narratrices. Le lecteur n’a qu’à s’accrocher !
S’accrocher, oui : d’autant plus que ça va vite ! Les séquences sont courtes, une page en moyenne ; tout le monde parle presque en même temps, et l’auteur, allant à l’essentiel, arrive à dégager ainsi une intrigue, une ligne directrice qui puise un peu dans le thème des secrets de famille (Riky, le père, découvre que sa femme le trompe ; mais celle-ci l’a vu se branler le jour de ses noces…), et un peu dans celui de la road story (lorsque Riky balade son fils en bagnole, d’hôtel en hôtel, et apprend à être papa). Cette ligne directrice assume même les blancs typographiques et les silences dans les dialogues entre personnages, en particulier dans le chapitre 5, « Conversations », ciselé de façon exemplaire : entre il et elle, ça claque, ou pas, et c’est juste !
Il est intéressant, d’ailleurs, de relever que Riky apparaît comme un bonhomme qui croit qu’offrir des biens matériels à son entourage, ou assurer une ligne de crédit illimitée, suffit à s’assurer l’amour de sa femme et de son fils. Fort par sa fortune, il est également piégé par celle-ci : sa femme Dolores (celle qui vit la douleur d’un amour qui n’est pas celui qu’elle espérait ?) a carte blanche pour la décoration d’intérieur.
Côté fiston, c’est pareil. Le dernier chapitre de « Ruptures » indique ce qu’est Nacho : un détestable enfant gâté, un enfant roi qui a pigé le truc. Et en donnant la parole au gamin, qui énonce candidement ses envies de baby-foot de concours ou de figurines Marvel, l’auteur place le lecteur en position de juge – s’il veut bien endosser cette fonction. Quant à Riky, devenu riche à la force de son poignet, fonctionnant selon une logique strictement matérialiste, il n’a que les cadeaux pour espérer acheter l’amour d’un enfant qu’il a trop délaissé.
Tout cela s’inscrit dans le contexte d’un milieu populaire argentin d’amateurs de football de rue, entraînés à la dure, où les gars ont davantage des surnoms que des noms. En toute liberté, l’auteur balade son lecteur entre le passé et le présent (un présent où les cabines téléphoniques existaient encore : la version originale, intitulée El amor es la más barata de las religiones, remonte à 2009), dessinant avec gourmandise un petit monde de préados qui se chamaillent pour savoir si le sexe d’une femme doit être rasé ou non : des trucs de mecs entre eux, quoi. Que sont devenus lesdits préados ? L’auteur dessine là une rupture qui n’est pas sentimentale : c’est celle qui marque fatalement la rencontre, plusieurs années après, de copains qu’on a perdus de vue. Sont-ils de bon conseil ? Ont-ils encore quelque chose à dire ? Et les surnoms d’enfance ont-ils encore une quelconque valeur lorsqu’on est devenu quadragénaire ? L’un s’appelle Bouchon, l’autre Gazon, le troisième Astroboy… On assume ?
Paroles multiples s’étendant sur trois générations, chronologie éclatée sur les bords : face à l’évocation d’amours sinueuses vécues diversement, le lecteur de « Ruptures » se sent comme face à un puzzle dont il faut assembler les pièces. Certaines vont ensemble de façon évidente ; d’autres devront trouver leur place, quitte à ce que le lecteur y revienne. Et c’est ainsi que l’on découvre l’histoire d’un père qui entend, à sa manière, préserver son fils de la femme adultère, et de tout un petit monde qui gravite autour de lui. Reste à savoir si l’habitacle d’une bagnole est vraiment l’armure qui convient pour faire face au monde des humains.
Ariel Bermani, Ruptures, Lausanne, BSN Press, 2019. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Pierre Fankhauser.
Daniel Fattore