Ruptures sur Kroniques.com
Ruptures sur Kroniques.com, le blog d’Amandine Glévarec, du 15 mai 2019: merci à elle! Vous pouvez retrouver l’original ici.
Ruptures – Ariel Bermani
Ruptures et tourbillons, Ariel Bermani alpague son lecteur et l’entraîne après lui, malgré lui, dans une furie incontrôlable, enchainant courts chapitres, enchainant points de vue – sans s’attarder à préciser qui parle –, mêlant le tout dans un grand chaos, sautant d’hier à avant-hier, de demain à aujourd’hui, d’avant-hier à demain. Effet de manche pour camoufler une histoire somme toute banale, l’homme qui, surprenant sa femme au cou d’un autre, décide de fuir, emmenant avec lui son gamin, ou coup de génie d’un auteur qui enfonce bien profond la tête de son lecteur dans une certaine réalité (argentine, mais universelle – en vrai) ? En tous les cas, ça valdingue, une bonne respiration pour s’y retrouver sans s’y perdre, jeu de pistes qui dope l’attention et stimule la concentration. Et pour le plaisir, enfin, reprendre à rebours, raccrocher les wagons, non pour finaliser un récit, mais pour s’imprégner totalement des détails, des causes et conséquences. Toute la question est là, quand est-ce que les choses ont vraiment commencé à dérailler ?
Si je change les rideaux de la chambre à coucher, je vais aussi devoir changer les rideaux du salon, je ne veux pas qu’on remarque la différence, on en aurait des neufs, ceux de la chambre à coucher, et des vieux, ceux du salon, je vais aussi devoir changer ceux de la chambre du petit, que va dire maman si je ne change pas les rideaux du petit, elle va penser que je ne l’aime pas, et moi je l’aime, ce n’est pas le genre de fils dont je rêvais, mais je l’aime quand même, j’ai l’impression qu’il est à moitié simplet mais il est gentil et poli, et maintenant que j’y pense son père n’est pas très intelligent non plus, et ça s’hérite ce genre de choses, pourquoi est qu’on aurait un garçon franchement malin avec un père qui n’a pas la lumière à tous les étages mais qui n’est pas méchant, c’est sûr, il est fou de moi, et il m’ennuie un peu mais il est mignon mignon mignon, je vais avec lui dans la rue, et elles se retournent toutes et elles le regardent, dans les centres commerciaux, les vendeuses reluquent ses muscles et sa carte Gold et ses yeux, il a les yeux verts, il est tellement et un peu cruche mais tellement mignon que je le mangerais avec des baisers ; le petit, lui, il n’est pas très mignon, enfin si, assez mignon, c’est vrai, mais grassouillet, il mange il mange il mange, ça doit être l’employée de maison qui lui donne à manger pour qu’il reste tranquille, je vais la renvoyer, elle me le fait grossir…
Porté par l’efficacité d’une écriture qui se veut multiple, de fait, et qui file droit au but, voilà un de ces bons petits bouquins bien noirs bien cash qu’on ne prend pas la peine de reposer. Qu’il y soit question de Ruptures, le titre l’annonce, mais que le pluriel ne surprenne pas au vu de toutes ces vies qui semblent défiler dans un parallélisme quasi parfait, tant et si bien que l’ouvrage aurait pu arborer le doux nom de Solitudes. [NB : quant à l’original, El amor es la más barata de las religiones, il se réfère au texte]. On y croise une femme futile, vénale et totalement dénuée de reconnaissance, un gamin que l’on gave pour mieux le faire taire, et un homme qui réalise en une seconde à peine que ses combats, sortir de sa condition, épouser la belle qu’il convoitait, lui assurer un confort matériel, s’acharner à bosser, toujours bosser, sa vie, en somme, ne reposait que sur des fondations de sable et de cendres. La fuite, et l’envie de se recentrer sur le rôle qu’il n’a jamais occupé, père, l’envie surtout d’arracher à la mère son engeance pour y trouver vengeance, l’emmèneront à prendre la route, à revenir, brisé, perdu, errant, à chercher dans son passé une porte de sortie, vers son avenir. Bienvenue dans une formidable crise de la quarantaine !
« Si tu es avec une autre, dis-le, ce n’est pas la faute de ton fils » je lui ai crié. C’est la dernière fois qu’on s’est parlé.
Il avait appelé, et c’est le petit qui avait répondu, puis elle, et je leur ai pris le téléphone pour essayer de le convaincre, mais ça ne s’est pas bien passé, je n’ai rien obtenu. Et maintenant ça. Je n’aurais jamais pensé que Ricardo serait capable de faire une chose pareille, d’arracher le petit à l’employée de maison et de le kidnapper au milieu de la rue, en plein jour, à la vue de tous. Et de disparaître, de s’évaporer. Ce n’est pas que j’avais une très haute estime de lui, non, du tout, au contraire. Mais je ne pensais pas non plus qu’il pourrait nous faire une chose pareille.
Ça ne va pas être facile de garder la police à l’écart de cette affaire beaucoup plus longtemps. Je suis reconnaissante que mon époux ne soit plus parmi nous, il aurait déplacé ciel et terre pour les trouver. Mais le prix à payer aurait été très élevé. Quand il perdait son sang-froid, il était impitoyable.
« Si tu es avec une autre, dis-le » je lui ai crié, mais je ne pense pas qu’il soit parti avec une autre. Il est sans doute simplement devenu fou, peut-être à cause des coups que son ivrogne de père lui donnait ou à cause de toutes ces années qu’il a vécues dans son bidonville : ça marque pour la vie entière, un endroit pareil.
Ce goût désagréable que j’ai dans la bouche, même un voyage aux Caraïbes ne pourrait pas me l’enlever.
Alors les idéaux, alors les rêves de gosse, alors les routes qu’on a prises, laissant sur le banc de touche celui qui marquait tous les buts, gamins, gamins, qu’avez-vous fait de vos vies ? Car il y a les à-côtés, hors de la cellule familiale, en miettes. Une belle galerie de portraits que ce Ruptures, à voir comme une arborescence arachnéenne, malheur, peurs, haines et rêves brisés semblant aussi contagieux que le pire des choléras. On aimerait remonter encore un peu, et puis on s’affole pour la génération à venir, à grands coups de pied dans ses jouets, le môme promet de ne pas louper la fourmilière. Alors tout est là et tout a déjà été dit, maintes fois, mille fois, la vie qui s’arrête, le coup d’œil dans le rétro, le pare-brise qui se fissure, mais ce joli road-trip désespéré reste mordant et efficace. Et si l’auteur se planque, il s’autorise tout de même un « tu » accusatoire plutôt, lui aussi, réussi, mise à niveau, mise au défi. Ariel Bermani, que j’aimerais recroiser sur un terrain de jeux plus large, et peut-être plus ancré dans son Argentine que je ne connais pas, signe un honorable méli-mélo à piocher comme on pioche dans ses propres souvenirs.
Éditions BSN Press – Traduction (espagnol) de Pierre Fankhauser
Amandine Glévarec